Jules Verne

Une femme, jeune encore, sa fille sans doute, la mère de ces petits, agenouillée sur le sol, regardait d'un oeil hagard cette scène de désolation. Elle allaitait un enfant de quelques mois, auquel son lait devait manquer bientôt. Tout, autour de cette famille, n'était que ruines et dénuement!

Michel Strogoff alla au vieillard.

«Peux-tu me répondre? lui dit-il d'une voix grave.

--Parle, répondit le vieillard.

--Les Tartares ont passé par ici?

--Oui, puisque ma maison est en flammes!

--Était-ce une armée ou un détachement?

--Une armée, puisque, si loin que ta vue s'étende, nos champs sont dévastés!

--Commandée par l'émir?..

--Par l'émir, puisque les eaux de l'Obi sont devenues rouges!

--Et Féofar-Khan est entré à Tomsk?

--A Tomsk.

--Sais-tu si les Tartares se sont emparés de Kolyvan?

--Non, puisque Kolyvan ne brûle pas encore!

--Merci, ami.--Puis-je faire quelque chose pour toi et les tiens?

--Rien.

--Au revoir.

--Adieu.»

Et Michel Strogoff, après avoir mis vingt-cinq roubles sur les genoux de la malheureuse femme, qui n'eut même pas la force de le remercier, pressa son cheval et reprit sa marche, interrompue un instant.

Il savait maintenant une chose, c'est qu'à tout prix il devait éviter de passer à Tomsk. Aller à Kolyvan, où les Tartares n'étaient pas encore, c'était possible. S'y ravitailler pour une longue étape, c'était ce qu'il fallait faire. Se jeter ensuite hors de la route d'Irkoutsk pour tourner Tomsk, après avoir franchi l'Obi, il n'y avait pas d'autre parti à prendre.

Ce nouvel itinéraire décidé, Michel Strogoff ne devait pas hésiter un instant. Il n'hésita pas, et, imprimant à son cheval une allure rapide et régulière, il suivit la route directe qui aboutissait à la rive gauche de l'Obi, dont quarante verstes le séparaient encore. Trouverait-il un bac pour le traverser, ou, les Tartares ayant détruit les bateaux du fleuve, serait-il forcé de le passer à la nage? Il aviserait.

Quant à son cheval, bien épuisé alors, Michel Strogoff, après lui avoir demandé ce qui lui restait de force pour cette dernière étape, devrait chercher à l'échanger contre un autre à Kolyvan. Il sentait bien qu'avant peu le pauvre animal manquerait sous lui. Kolyvan devait donc être comme un nouveau point de départ, car, à partir de cette ville, son voyage s'effectuerait dans des conditions nouvelles. Tant qu'il parcourrait le pays ravagé, les difficultés seraient grandes encore, mais si, après avoir évité Tomsk, il pouvait reprendre la route d'Irkoutsk à travers la province d'Yeniseisk, que les envahisseurs ne désolaient pas encore, il devait avoir atteint son but en quelques jours.

La nuit était venue, après une assez chaude journée. Une assez profonde obscurité, à minuit, enveloppa la steppe. Le vent, complètement tombé au coucher du soleil, laissait à l'atmosphère un calme complet. Seul, le bruit des pas du cheval se faisait entendre sur la route déserte, et aussi quelques paroles avec lesquelles son maître l'encourageait. Au milieu de ces ténèbres, il fallait une extrême attention pour ne pas se jeter hors du chemin, bordé d'étangs et de petits cours d'eau, tributaires de l'Obi.

Michel Strogoff s'avançait donc aussi rapidement que possible, mais avec une certaine circonspection. Il s'en rapportait non moins à l'excellence de ses yeux, qui perçaient l'ombre, qu'à la prudence de son cheval, dont il connaissait la sagacité.

A ce moment, Michel Strogoff, ayant mis pied à terre, cherchait à reconnaître exactement la direction de la route, lorsqu'il lui sembla entendre un murmure confus qui venait de l'ouest. C'était comme le bruit d'une chevauchée lointaine sur la terre sèche. Pas de doute. Il se produisait, à une ou deux verstes en arrière, un certain cadencement de pas qui frappaient régulièrement le sol.

Michel Strogoff écouta avec plus d'attention, après avoir posé son oreille à l'axe même du chemin.

«C'est un détachement de cavaliers qui vient par la route d'Omsk, se dit-il. Il marche rapidement, car le bruit augmente.