Jules Verne

Sont-ce des Russes ou des Tartares?»

Michel Strogoff écouta encore.

«Oui, dit-il, ces cavaliers viennent au grand trot!

Avant dix minutes, ils seront ici! Mon cheval ne saurait les devancer. Si ce sont des Russes, je me joindrai à eux. Si ce sont des Tartares, il faut les éviter! Mais comment? Où me cacher dans cette steppe?»

Michel Strogoff regarda autour de lui, et son oeil si pénétrant découvrit une masse confusément estompée dans l'ombre, à une centaine de pas en avant, sur la gauche de la route.

«Il y a là quelque taillis, se dit-il. Y chercher refuge, c'est m'exposer peut-être à être pris, si ces cavaliers le fouillent, mais je n'ai pas le choix! Les voilà! les voilà!»

Quelques instants après, Michel Strogoff, traînant son cheval par la bride, arrivait à un petit bois de mélèzes, auquel la route donnait accès. Au delà et en deçà, complètement dégarnie d'arbres, elle se développait entre des fondrières et des étangs, que séparaient des buissons nains, faits d'ajoncs et de bruyères. Des deux côtés, le terrain était donc absolument impraticable, et le détachement devait forcément passer devant ce petit bois, puisqu'il suivait le grand chemin d'Irkoutsk.

Michel Strogoff se jeta sous le couvert des mélèzes, et, s'y étant enfoncé d'une quarantaine de pas, il fut arrêté par un cours d'eau qui fermait ce taillis par une enceinte semi-circulaire.

Mais l'ombre était si épaisse, que Michel Strogoff ne courait aucun risque d'être vu, à moins que ce petit bois ne fût minutieusement fouillé. Il conduisit donc son cheval jusqu'au cours d'eau, et il l'attacha à un arbre, puis, il revint s'étendre à la lisière du bois, afin de reconnaître à quel parti il avait affaire.

A peine Michel Strogoff avait-il pris place derrière un bouquet de mélèzes, qu'une lueur assez confuse apparut, sur laquelle tranchaient ça et là quelques points brillants qui s'agitaient dans l'ombre.

«Des torches!» se dit-il.

Et il recula vivement, en se glissant comme un sauvage dans la portion la plus épaisse du taillis.

En approchant du bois, le pas des chevaux commença à se ralentir. Ces cavaliers éclairaient-ils donc la route avec l'intention d'en observer les moindres détours?

Michel Strogoff dut le craindre, et, instinctivement, il recula jusqu'à la berge du cours d'eau, prêt à s'y plonger, s'il le fallait.

Le détachement, arrivé à la hauteur du taillis, s'arrêta. Les cavaliers mirent pied à terre. Ils étaient cinquante environ. Une dizaine d'entre eux portaient des torches, qui éclairaient la route dans un large rayon.

A certains préparatifs, Michel Strogoff reconnut que, par un bonheur inattendu, le détachement ne songeait aucunement à visiter la taillis, mais à bivouaquer en cet endroit, pour faire reposer les chevaux et permettre aux hommes de prendre quelque nourriture.

En effet, les chevaux, débridés, commencèrent à paître l'herbe épaisse qui tapissait le sol. Quant aux cavaliers, ils s'étendirent au long de la route et se partagèrent les provisions de leurs havre-sacs.

Michel Strogoff avait conservé tout son sang-froid, et, se glissant entre les hautes herbes, il chercha à voir, puis à entendre.

C'était un détachement qui venait d'Omsk. Il se composait de cavaliers usbecks, race dominante en Tartarie, que leur type rapproche sensiblement des Mongols. Ces hommes, bien constitués, d'une taille au-dessus de la moyenne, aux traits rudes et sauvages, étaient coiffés du «talpak», sorte de bonnet de peau de mouton noir, et chaussés de bottes jaunes à hauts talons, dont le bout se relevait en pointe, comme aux souliers du moyen âge. Leur pelisse, faite d'indienne ouatée avec du coton écru, les serrait à la taille par une ceinture de cuir soutachée de rouge. Ils étaient armés, défensivement d'un bouclier, et offensivement d'un sabre courbe, d'un long coutelas et d'un fusil à pierre suspendu à l'arçon de la selle. Sur leurs épaules se drapait un manteau de feutre de couleur éclatante.

Les chevaux, qui paissaient en toute liberté sur la lisière du taillis, étaient de race usbèque, comme ceux qui les montaient.