Jules Verne

Elle le respecta.

Le lendemain, 25 juillet, à trois heures du matin, le tarentass arrivait au relais de poste de Tioukalinsk, après avoir franchi une distance de cent vingt verstes depuis le passage de l'Ichim.

On relaya rapidement. Cependant, et pour la première fois, l'iemschik fit quelques difficultés pour partir, affirmant que des détachements tartares battaient la steppe, et que voyageurs, chevaux et voitures seraient de bonne prise pour ces pillards.

Michel Strogoff ne triompha du mauvais vouloir de l'iemschik qu'à prix d'argent, car, en cette circonstance comme en plusieurs autres, il ne voulut pas faire usage de son podaroshna. Le dernier ukase, transmis par le fil télégraphique, était connu dans les provinces sibériennes, et un Russe, par cela même qu'il était spécialement dispensé d'obéir à ses prescriptions, se fût certainement signalé à l'attention publique,--ce que le courrier du czar devait par-dessus tout éviter. Quant aux hésitations de l'iemschik, peut-être le drôle spéculait-il sur l'impatience du voyageur? Peut-être aussi avait-il réellement raison de craindre quelque mauvaise aventure?

Enfin, le tarentass partit, et fit si bien diligence qu'à trois heures du soir, quatre-vingts verstes plus loin, il atteignait Koulatsinskoë. Puis, une heure après, il se trouvait sur les bords de l'Irtyche. Omsk n'était plus qu'à une vingtaine de verstes.

C'est un large fleuve que l'Irtyche, et l'une des principales artères sibériennes qui roulent leurs eaux vers le nord de l'Asie. Né sur les monts Altaï, il se dirige obliquement du sud-est au nord-ouest et va se jeter dans l'Obi, après un parcours de près de sept mille verstes.

A cette époque de l'année, qui est celle de la crue des rivières de tout le bassin sibérien, le niveau des eaux de l'Irtyche était excessivement élevé. Par suite, le courant, violemment établi, presque torrentiel, rendait assez difficile le passage du fleuve. Un nageur, si bon qu'il fût, n'aurait pu le franchir, et, même au moyen d'un bac, cette traversée de l'Irtyche n'était pas sans offrir quelque danger.

Mais ces dangers, comme tous autres, ne pouvaient arrêter, même un instant, Michel Strogoff et Nadia, décidés à les braver, quels qu'ils fussent.

Cependant, Michel Strogoff proposa à sa jeune compagne d'opérer d'abord lui-même le passage du fleuve, en s'embarquant dans le bac chargé du tarentass et de l'attelage, car il craignait que le poids de ce chargement ne rendit le bac moins sûr. Après avoir déposé chevaux et voiture sur l'autre rive, il reviendrait prendre Nadia.

Nadia refusa. C'eût été un retard d'une heure, et elle ne voulait pas, pour sa seule sûreté, être la cause d'un retard.

L'embarquement se fit non sans peine, car les berges étaient en partie inondées, et le bac ne pouvait pas les accoster d'assez près.

Toutefois, après une demi-heure d'efforts, le batelier eut installé dans le bac le tarentass et les trois chevaux. Michel Strogoff, Nadia et l'iemschik s'y embarquèrent alors, et l'on déborda.

Pendant les premières minutes, tout alla bien. Le courant de l'Irtyche, brisé en amont par une longue pointe de la rive, formait un remous que le bac traversa facilement. Les deux bateliers poussaient avec de longues gaffes qu'ils maniaient très-adroitement; mais, à mesure qu'ils gagnaient le large, le fond du lit du fleuve s'abaissant, il ne leur resta bientôt presque plus de bout pour y appuyer leur épaule. L'extrémité des gaffes ne dépassait pas d'un pied la surface des eaux,--ce qui en rendait l'emploi pénible et insuffisant.

Michel Strogoff et Nadia, assis à l'arrière du bac, et toujours portés à craindre quelque retard, observaient avec une certaine inquiétude la manoeuvre des bateliers.

«Attention!» cria l'un d'eux à son camarade.

Ce cri était motivé par la nouvelle direction que venait de prendre le bac avec une extrême vitesse. Il subissait alors l'action directe du courant et descendait rapidement le fleuve. Il s'agissait donc, en employant utilement les gaffes, de le mettre en situation de biaiser avec le fil des eaux.