Jules Verne

C'est pourquoi, en appuyant le bout de leurs gaffes dans une suite d'entailles ménagées au-dessous du plat-bord, les bateliers parvinrent-ils à faire obliquer le bac, et il gagna peu à peu vers la rive droite.

On pouvait certainement calculer qu'il l'atteindrait à cinq ou six verstes en aval du point d'embarquement, mais il n'importait après tout, si bêtes et gens débarquaient sans accident.

Les deux bateliers, hommes vigoureux, stimulés en outre par la promesse d'un haut péage, ne doutaient pas d'ailleurs de mener à bien cette difficile traversée de l'Irtyche.

Mais ils comptaient sans un incident qu'ils étaient impuissants à prévenir, et ni leur zèle ni leur habileté n'auraient rien pu faire en cette circonstance.

Le bac se trouvait engagé dans le milieu du courant, à égale distance environ des deux rives, et il descendait avec une vitesse de deux verstes à l'heure, lorsque Michel Strogoff, se levant, regarda attentivement en amont du fleuve.

Il aperçut alors plusieurs barques que le courant emportait avec une grande rapidité, car à l'action de l'eau se joignait celle des avirons dont elles étaient armées.

La figure de Michel Strogoff se contracta tout à coup, et une exclamation lui échappa.

«Qu'y a-t-il?» demanda la jeune fille.

Mais avant que Michel Strogoff eût eu le temps de lui répondre, un des bateliers s'écriait avec l'accent de l'épouvante:

«Les Tartares! les Tartares!»

C'étaient, en effet, des barques, chargées de soldats, qui descendaient rapidement l'Irtyche, et, avant quelques minutes, elles devaient avoir atteint le bac, trop pesamment encombré pour fuir devant elles.

Les bateliers, terrifiés par cette apparition, poussèrent des cris de désespoir et abandonnèrent leurs gaffes.

«Du courage, mes amis! s'écria Michel Strogoff, du courage! Cinquante roubles pour vous si nous atteignons la rive droite avant l'arrivée de ces barques!»

Les bateliers, ranimés par ces paroles, reprirent la manoeuvre et continuèrent à biaiser avec le courant, mais il fut bientôt évident qu'ils ne pourraient éviter l'abordage des Tartares.

Ceux-ci passeraient-ils sans les inquiéter? c'était peu probable! On devait tout craindre, au contraire, de ces pillards!

«N'aie pas peur, Nadia, dit Michel Strogoff, mais sois prête à tout!

--Je suis prête, répondit Nadia.

--Même à te jeter dans le fleuve, quand je te le dirai?

--Quand tu me le diras.

--Aie confiance en moi, Nadia.

--J'ai confiance!»

Les barques tartares n'étaient plus qu'à une distance de cent pieds. Elles portaient un détachement de soldats boukhariens, qui allaient tenter une reconnaissance sur Omsk.

Le bac se trouvait encore à deux longueurs de la rive. Les bateliers redoublèrent d'efforts. Michel Strogoff se joignit à eux et saisit une gaffe, qu'il manoeuvra avec une force surhumaine. S'il pouvait débarquer le tarentass et l'enlever au galop de l'attelage, il avait quelques chances d'échapper à ces Tartares, qui n'étaient pas montés.

Mais tant d'efforts devaient être inutiles!

«Saryn na kitchou!» crièrent les soldats de la première barque.

Michel Strogoff reconnut ce cri de guerre des pirates tartares, auquel on ne devait répondre qu'en se couchant à plat ventre.

Et comme ni les bateliers ni lui n'obéirent à cette injonction, une violente décharge eut lieu, et deux des chevaux furent atteints mortellement.

En ce moment, un choc se produisit... Les barques avaient abordé le bac par le travers.

«Viens, Nadia!» s'écria Michel Strogoff, prêt à se jeter par-dessus le bord.

La jeune fille allait le suivre, quand Michel Strogoff, frappé d'un coup de lance, fut précipité dans le fleuve. Le courant l'entraîna, sa main s'agita un instant au-dessus des eaux, et il disparut.

Nadia avait poussé un cri, mais, avant qu'elle eût le temps de se jeter à la suite de Michel Strogoff, elle était saisie, enlevée, et déposée dans une des barques.

Un instant après, les bateliers avaient été tués à coups de lance, et le bac dérivait à l'aventure, pendant que les Tartares continuaient à descendre le cours de l'Irtyche.