Jules Verne

Une heure s'écoula. Et, sauf un léger accroissement dans la température, aucun incident ne modifia la situation. Enfin mon oncle rompit le silence.

«Voyons, dit-il, il faut prendre un parti.

--Prendre un parti? répliquai-je.

--Oui. Il faut réparer nos forces, si nous essayons, en ménageant ce reste de nourriture, de prolonger notre existence de quelques heures, nous serons faibles jusqu'à la fin.

--Oui, jusqu'à la fin, qui ne se fera pas attendre.

--Eh bien! qu'une chance de salut se présente, qu'un moment d'action soit nécessaire, où trouverons-nous la force d'agir, si nous nous laissons affaiblir par l'inanition?

--Eh! mon oncle, ce morceau de viande dévoré, que nous restera-t-il?

--Rien, Axel, rien; mais te nourrira-t-il davantage à le manger de tes yeux? Tu fais là les raisonnements d'homme sans volonté, d'un être sans énergie!

--Ne désespérez-vous donc pas? m'écriai-je avec irritation.

--Non! répliqua fermement le professeur.

--Quoi! vous croyez encore à quelque chance de salut?

--Oui! certes oui! et tant que son coeur bat, tant que sa chair palpite, je n'admets pas qu'un être doué de volonté laisse en lui place au désespoir.»

Quelles paroles! L'homme qui les prononçait en de pareilles circonstances était certainement d'une trempe peu commune.

«Enfin, dis-je, que prétendez-vous faire?

--Manger ce qui reste de nourriture jusqu'à la dernière miette et réparer nos forces perdues. Ce repas sera notre dernier, soit! mais au moins, au lieu d'être épuisés, nous serons redevenus des hommes.

--Eh bien! dévorons!» m'écriai-je.

Mon oncle prit le morceau de viande et les quelques biscuits échappés au naufrage; il fit trois portions égales et les distribua. Cela faisait environ une livre d'aliments pour chacun. Le professeur mangea avidement, avec une sorte d'emportement fébrile; moi, sans plaisir, malgré ma faim, et presque avec dégoût; Hans, tranquillement, modérément, mâchant sans bruit de petites bouchées et les savourant avec le calme d'un homme que les soucis de l'avenir ne pouvaient inquiéter. Il avait, en furetant bien, retrouvé une gourde à demi pleine de genièvre; il nous l'offrit, et cette bienfaisante liqueur eut la force de me ranimer un peu.

«Förträfflig! dit Hans en buvant à son tour.

--Excellent!» riposta mon oncle.

J'avais repris quelque espoir. Mais notre dernier repas venait d'être achevé. Il était alors cinq heures du matin.

L'homme est ainsi fait, que sa santé est un effet purement négatif; une fois le besoin de manger satisfait, on se figure difficilement les horreurs de la faim; il faut les éprouver, pour les comprendre. Aussi, au sortir d'un long jeûne, quelques bouchées de biscuit et de viande triomphèrent de nos douleurs passées.

Cependant, après ce repas, chacun se laissa aller à ses réflexions. A quoi songeait Hans, cet homme de l'extrême Occident, que dominait la résignation fataliste des Orientaux? Pour mon compte, mes pensées n'étaient faites que de souvenirs, et ceux-ci me ramenaient à la surface de ce globe que je n'aurais jamais dû quitter. La maison de König-strasse, ma pauvre Graüben, la bonne Marthe, passèrent comme des visions devant mes yeux, et, dans les grondements lugubres qui couraient à travers le massif, je croyais surprendre le bruit des cités de la terre.

Pour mon oncle, «toujours à son affaire», la torche à la main, il examinait avec attention la nature des terrains; il cherchait à reconnaître sa situation par l'observation des couches superposées. Ce calcul, ou mieux cette estime, ne pouvait être que fort approximative; mais un savant est toujours un savant, quand il parvient à conserver son sang-froid, et certes, le professeur Lidenbrock possédait cette qualité à un degré peu ordinaire.

Je l'entendais murmurer des mots de la science géologique; je les comprenais, et je m'intéressais malgré moi à cette étude suprême.

«Granit éruptif, disait-il; nous sommes encore à l'époque primitive; mais nous montons! nous montons! Qui sait?»

Qui sait? Il espérait toujours.