Jules Verne

Si jamais la risée publique se donna libre carrière pour accabler de braves ingénieurs mal inspirés, si jamais les articles fantaisistes des journaux, les caricatures, les chansons, les parodies, eurent matière à s'exercer, on peut affirmer que ce fut bien en cette occasion. Le président Barbicane, les administrateurs de la nouvelle Société, leurs collègues du Club, furent littéralement conspués. On les qualifia parfois de façon si… gauloise, que ces qualifications ne sauraient être redites pas même en latin ­ pas même en zolapük. L'Europe surtout s'abandonna à un déchaînement de plaisanteries tel que les Yankees finirent par être scandalisés. Et, n'oubliant pas que Barbicane, Nichol et Maston étaient d'origine américaine, qu'ils appartenaient à cette célèbre association de Baltimore, peu s'en fallut qu'ils n'obligeassent le gouvernement fédéral à déclarer la guerre à l'ancien Monde.

Enfin, le dernier coup fut porté par une chanson française que l'illustre Paulus ­ il vivait encore à cette époque ­ mit à la mode. Cette machine courut les cafés-concerts du monde entier.

Voici quel était l'un des couplets les plus applaudis :

Pour modifier notre patraque, Dont l'ancien axe se détraque, Ils ont fait un canon qu'on braque, Afin de mettra tout en vrac! C'est bien pour vous flanquer le trac! Ordre est donné pour qu'on les traque, Ces trois imbéciles!… Mais… crac! Le coup est parti… Rien ne craque! Vive notre vieille patraque!

Enfin, saurait-on jamais à quoi était dû l'insuccès de cette entreprise? Cet insuccès prouvait-il que l'opération était impossible à réaliser, que les forces dont disposent les hommes ne seront jamais suffisantes pour amener une modification dans le mouvement diurne de la Terre, que jamais les territoires du Pôle arctique ne pourront être déplacés en latitude pour être reportés au point où les banquises et les glaces seraient naturellement fondues par les rayons solaires?

On fut fixé à ce sujet, quelques jours après le retour du président Barbicane et de son collègue aux États-Unis.

Une simple note parut dans le Temps du 17 octobre, et le journal de M. Hébrard rendit au Monde le service de le renseigner sur ce point si intéressant pour sa sécurité.

Cette note était ainsi conçue :

« On sait quel a été le résultat nul de l'entreprise qui avait pour but la création d'un nouvel axe. Cependant les calculs de J.-T. Maston, reposant sur des données justes, auraient produit les résultats cherchés, si, par suite d'une distraction inexplicable, ils n'eussent été entachés d'erreur dès le début. « En effet, lorsque le célèbre secrétaire du Gun-Club a pris pour base la circonférence du sphéroïde terrestre, il l'a portée à _quarante mille mètres_ au lieu de _quarante mille kilomètres_ ­ ce qui a faussé la solution du problème. « D'où a pu venir une pareille erreur?… Qui a pu la causer?… Comment un aussi remarquable calculateur a-t-il pu la commettre?… On se perd en vaines conjectures. « Ce qui est certain, c'est que le problème de la modification de l'axe terrestre étant correctement posé, il aurait dû être exactement résolu. Mais cet oubli de trois zéros a produit une erreur de _douze zéros_ au résultat final. « Ce n'est pas un canon un million de fois gros comme le canon de vingt-sept, ce serait un trillion de ces canons, lançant un trillion de projectiles de cent quatre-vingt mille tonnes, qu'il faudrait pour déplacer le Pôle de 23°28', en admettant que la méli-mélonite eût la puissance expansive que lui attribue le capitaine Nicholl. « En somme, l'unique coup, dans les conditions où il a été tiré au Kilimandjaro, n'a déplacé le pôle que de trois microns (3 millièmes de millimètre), et il n'a fait varier le niveau de la mer au maximum que de neuf millièmes de microns. « Quant au projectile, nouvelle petite planète, il appartient désormais à notre système, où le retient l'attraction solaire. « ALCIDE PIERDEUX »

Ainsi c'était une distraction de J.-T.