Jules Verne

Une escorte, envoyée par le sultan, les attendait dans ce port, et, après un voyage difficile pendant une centaine de lieues à travers cette région tourmentée, obstruée de forêts, coupée de rios, trouée de marécages, ils atteignirent la résidence royale.

Déjà, après avoir eu connaissance des calculs de J.-T. Maston, le président Barbicane s'était mis en rapport avec Bâli-Bâli par l'entremise d'un explorateur suédois, qui venait de passer quelques années dans cette partie de l'Afrique. Devenu l'un de ses plus chauds partisans depuis le célèbre voyage du président Barbicane autour de la Lune ­ voyage dont le retentissement s'était propagé jusqu'en ces pays lointains ­ le sultan s'était pris d'amitié pour l'audacieux Yankee. Sans dire dans quel but, Impey Barbicane avait aisément obtenu du souverain du Wamasai l'autorisation d'entreprendre des travaux importants à la base méridionale du Kilimandjaro. Moyennant une somme considérable, évaluée à trois cent mille dollars, Bâli-Bâli s'était engagé à lui fournir tout le personnel nécessaire. En outre, il l'autorisait à faire ce qu'il voudrait du Kilimandjaro. Il pouvait disposer à sa fantaisie de l'énorme chaîne, la raser, s'il en avait l'envie, l'emporter, s'il en avait le pouvoir. Par suite d'engagements très sérieux, auxquels le sultan trouvait son compte, la _North Polar Practical Association_ était propriétaire de la montagne africaine au même titre qu'elle l'était du domaine arctique.

L'accueil que le président Barbicane et son collègue reçurent à Kisongo fut des plus sympathiques. Bâli-Bâli éprouvait une admiration voisine de l'adoration pour ces deux illustres voyageurs, qui s'étaient lancés à travers l'espace, afin d'atteindre les régions circumlunaires. En outre, il ressentait une extraordinaire sympathie envers les auteurs des mystérieux travaux qui allaient s'accomplir dans son royaume. Aussi promit-il aux Américains un secret absolu ­ tant de sa part que de celle de ses sujets, dont le concours leur était assuré. Pas un seul des nègres qui travailleraient aux chantiers n'aurait droit de les quitter même un jour, sous peine des plus raffinés supplices.

Voilà pourquoi l'opération fut enveloppée d'un mystère que les plus subtils agents de l'Amérique et de l'Europe ne purent pénétrer. Si ce secret avait été enfin découvert, c'est que le sultan s'était relâché de sa sévérité, après l'achèvement des travaux, et qu'il y a partout des traîtres ou des bavards ­ même chez les nègres. C'est de la sorte que Richard W. Trust, le consul de Zanzibar, eut vent de ce qui se faisait au Kilimandjaro. Mais, alors, à cette date du 13 septembre, il était trop tard pour arrêter le président Barbicane dans l'accomplissement de ses projets.

Et, maintenant, pourquoi Barbicane and Co. avait-il choisi le Wamasai comme théâtre de son opération? C'est d'abord parce que le pays lui convenait en raison de sa situation en cette partie peu connue de l'Afrique et de son éloignement des territoires habituellement visités par les voyageurs. Puis, le massif du Kilimandjaro lui offrait toutes les qualités de solidité et d'orientation nécessaires à son oeuvre. De plus, à la surface du pays, se trouvaient les matières premières dont il avait précisément besoin, et dans des conditions particulièrement pratiques d'exploitation.

Justement, quelques mois avant de quitter les États-Unis, le président Barbicane avait appris de l'explorateur suédois qu'au pied de la chaîne du Kilimandjaro, le fer et la houille étaient abondamment répandus à l'affleurement du sol. Pas de mines à creuser, pas de gisements à rechercher à quelques milliers de pieds dans l'écorce terrestre. Du fer et du charbon, il n'y avait qu'à se baisser pour en prendre, et en quantités certainement supérieures à la consommation prévue par les devis. En outre, il existait, dans le voisinage de la montagne, d'énormes gisements de nitrate de soude et de pyrite de fer, nécessaires à la fabrication de la méli-mélonite.

Le président Barbicane et le capitaine Nicholl n'avaient donc amené aucun personnel avec eux, si ce n'est dix contremaîtres, dont ils étaient absolument sûrs.