Jules Verne

Si, au début, il y avait eu quelques sceptiques au sujet des catastrophes prédites, il n'y en avait plus. Les gouvernements s'étaient hâtés de prévenir ceux de leurs nationaux ­ en petit nombre relativement ­ qui allaient être surélevés dans des zones d'air raréfié; puis, ceux, en nombre plus considérable, dont le territoire serait envahi par les mers.

En conséquence de ces avis, transmis par télégrammes à travers les cinq parties du monde, commença une émigration telle que jamais on n'en vit de semblable ­ même à l'époque des migrations aryennes dans la direction de l'est à l'ouest. Ce fut un exode comprenant en partie les rameaux des races hottentotes, mélanésiennes, nègres, rouges, jaunes, brunes et blanches…

Malheureusement, le temps manquait. Les heures étaient comptées. Avec quelques mois de répit, les Chinois auraient pu abandonner la Chine, les Australiens l'Australie, les Patagons la Patagonie, les Sibériens les provinces sibériennes, etc., etc.

Mais, comme le danger était localisé, maintenant que l'on connaissait les points du globe à peu près indemnes, l'épouvante fut moins générale. Quelques provinces, certains États même, commencèrent à se rassurer. En un mot, sauf dans les régions menacées directement, il ne resta plus que cette appréhension bien naturelle que ressent tout être humain à l'attente d'un effroyable choc.

Et, pendant ce temps, Alcide Pierdeux de se répéter en gesticulant comme un télégraphe des anciens temps :

« Mais comment diable le président Barbicane parviendrait-il à fabriquer un canon un million de fois gros comme le canon de vingt-sept? Satané Maston! Je voudrais bien le rencontrer pour lui pousser une colle à ce sujet! Ça ne biche avec rien de sensé, rien de raisonnable, et c'est par trop catapultueux! »

Quoi qu'il en fût, l'insuccès de l'opération, c'était là l'unique chance que certaines parties du globe terrestre eussent encore d'échapper à l'universelle catastrophe!

XVII

Ce qui s'est fait au Kilimandjaro pendant huit mois de cette année mémorable.

Le pays de Wamasai est situé dans la partie orientale de l'Afrique centrale, entre la côte de Zanguebar et la région des grands lacs, où le Victoria-Nyanza et le Tanganiyka forment autant de mers intérieures. Si on le connaît en partie, c'est qu'il a été visité par l'anglais Johnston, le comte Tékéli et le docteur allemand Meyer. Cette contrée montagneuse se trouve sous la souveraineté du sultan Bâli-Bâli, dont le peuple est composé de trente à quarante mille nègres.

À trois degrés au-dessous de l'Équateur, se dresse la chaîne du Kilimandjaro, qui projette ses plus hautes cimes ­ entre autres celle du Kibo ­ à une altitude de 5704 mètres [Note 18: Près de 1000 mètres de plus que le Mont-Blanc.] Cet important massif domine, vers le sud, le nord et l'ouest, les vastes et fertiles plaines du Wamasai, en se reliant avec le lac Victoria-Nyanza, à travers les régions du Mozambique.

À quelques lieues au-dessous des premières rampes du Kilimandjaro, s'élève la bourgade de Kisongo, résidence habituelle du sultan. Cette capitale n'est, à vrai dire, qu'un grand village. Elle est occupée par une population très douée, très intelligente, travaillant autant par elle-même que par ses esclaves, sous le joug de fer que lui impose Bâli-Bâli.

Ce sultan passe à juste titre pour l'un des plus remarquables souverains de ces peuplades de l'Afrique centrale, qui s'efforcent d'échapper à l'influence, ou, pour être plus juste, à la domination anglaise.

C'est à Kisongo que le président Barbicane et le capitaine Nicholl, uniquement accompagnés de dix contremaîtres dévoués à leur entreprise, arrivèrent dès la première semaine du mois de janvier de la présente année.

En quittant les États-Unis ­ départ qui ne fut connu que de Mrs Evangélina Scorbitt et de J.-T. Maston ­ ils s'étaient embarqués à New-York pour le cap de Bonne-Espérance, d'où un navire les transporta à Zanzibar, dans l'île de ce nom. Là, une barque, secrètement frétée, les conduisit au port de Mombas, sur le littoral africain, de l'autre côté du canal.