Du reste, ni le président Barbicane, ni le secrétaire du Gun-Club, ni même les membres du Conseil d'administration, ne prenaient la peine de répondre. Ils laissaient dire et n'avaient rien changé à leurs habitudes. Il ne semblait même pas qu'ils fussent absorbés par les immenses préparatifs que devait nécessiter une telle opération. Se préoccupaient-ils seulement du revirement de l'opinion publique, de la désapprobation générale qui s'accentuait maintenant contre un projet accueilli tout d'abord avec tant d'enthousiasme? Il n'y paraissait guère.
Bientôt, malgré le dévouement de Mrs Evangélina Scorbitt, quelles que fussent les sommes qu'elle consacra à leur défense, le président Barbicane, le capitaine Nicholl et J.-T. Maston passèrent à l'état d'êtres dangereux pour la sécurité des deux Mondes. Officiellement, le gouvernement fédéral fut sommé par les Puissances européennes d'intervenir dans l'affaire et d'interroger ses promoteurs. Ceux-ci devaient faire connaître ouvertement leurs moyens d'action, déclarer par quel procédé ils comptaient substituer un nouvel axe à l'ancien ce qui permettrait de déduire quelles en devaient être les conséquences au point de vue de la sécurité générale de désigner enfin quelles seraient les parties du globe qui seraient directement menacées, en un mot, apprendre tout ce que l'inquiétude publique ne savait pas, et tout ce que la prudence voulait savoir.
Le gouvernement de Washington n'eut point à se faire prier. L'émotion, qui avait gagné les États du nord, du centre et du sud de la République, ne lui permettait pas une hésitation. Une Commission d'enquête, composée de mécaniciens, d'ingénieurs, de mathématiciens, d'hydrographes et de géographes, au nombre de cinquante, présidée par le célèbre John H. Prestice, fut instituée par décret en date du 19 février, avec plein pouvoir pour se faire rendre compte de l'opération et au besoin pour l'interdire.
Tout d'abord, le président Barbicane reçut avis de comparaître devant cette Commission.
Le président Barbicane ne vint pas.
Des agents allèrent le chercher dans son habitation particulière, 95, Cleveland-street, à Baltimore.
Le président Barbicane n'y était plus.
Où était-il?…
On l'ignorait.
Quand était-il parti?…
Depuis cinq semaines, depuis le 11 janvier, il avait quitté la grande cité du Maryland et le Maryland lui-même en compagnie du capitaine Nicholl.
Où étaient-ils allés tous les deux?…
Personne ne put le dire.
Évidemment, les deux membres du Gun-Club faisaient route pour cette région mystérieuse, où les préparatifs commenceraient sous leur direction.
Mais quel pouvait être ce lieu?…
On le comprend, il y avait un puissant intérêt à le savoir, si l'en voulait briser dans l'oeuf le plan de ces dangereux ingénieurs, alors qu'il en était temps encore.
La déception, produite par le départ du président Barbicane et du capitaine Nicholl, fut énorme. Il se produisit bientôt un flux de colère qui monta comme une marée d'équinoxe contre les administrateurs de la _North Polar Practical Association_.
Mais un homme devait savoir où étaient allés le président Barbicane et son collègue. Un homme pouvait péremptoirement répondre au gigantesque point d'interrogation, qui se dressait à la surface du globe.
Cet homme, c'était J.-T. Maston.
J.-T. Maston fut mandé devant la Commission d'enquête par les soins de John H. Prestice.
J.-T. Maston ne parut point.
Est-ce que, lui aussi, avait quitté Baltimore? Est-ce qu'il était allé rejoindre ses collègues pour les aider dans cette oeuvre, dont le monde entier attendait les résultats avec une si compréhensible épouvante?
Non! J.-T. Maston habitait toujours Balistic-Cottage, au numéro 109 de Franklin-street, travaillant sans cesse, se délassant déjà dans d'autres calculs, ne s'interrompant que pour quelques soirées passées dans les salons de Mrs Evangélina Scorbitt, au somptueux hôtel de New-Park.
Un agent lui fut donc dépêché par le président de la Commission d'enquête avec ordre de l'amener.
L'agent arriva au cottage, frappa à la porte, s'introduisit dans le vestibule, fut assez mal reçu par le nègre Fire-Fire, plus mal encore par le maître de la maison.