Jules Verne

À tout prendre, mieux valait ne point tenter l'expérience que de s'exposer aux catastrophes qu'elle réservait à coup sûr. Le Créateur avait bien fait les choses. Nulle nécessité de porter une main téméraire sur son oeuvre.

Eh bien, le croirait-on? Il se trouvait des esprits assez légers pour plaisanter de choses si graves!

« Voyez-vous ces Yankees! répétaient-ils. Embrocher la Terre sur un autre axe! Si encore, à force de tourner sur celui- ci depuis des millions de siècles, elle l'avait usé au frottement de ses tourillons, peut-être eût-il été opportun de le changer comme on change l'essieu d'une poulie ou d'une roue! Mais n'est-il donc pas en aussi bon état qu'aux premiers jours de la création? »

À cela que répondre?

Et, au milieu de toutes ces récriminations, Alcide Pierdeux cherchait à deviner quels seraient la nature et la direction du choc imaginé par J.-T. Maston, ainsi que le point précis du globe où il se produirait. Une fois maître de ce secret, il saurait bien reconnaître quelles seraient les parties menacées du sphéroïde terrestre.

Il a été mentionné ci-dessus que les terreurs de l'ancien Continent ne pouvaient être partagées par le nouveau ­ du moins, dans cette portion comprise sous le nom d'Amérique septentrionale, qui appartient plus spécialement à la Confédération américaine. En effet, était-il admissible que le président Barbicane, le capitaine Nicholl et J.-T. Maston, en leur qualité d'Américains, n'eussent point songé à préserver les États-Unis des émersions ou immersions que devait produire le changement de l'axe en divers points de l'Europe, de l'Asie, de l'Afrique et de l'Océanie? On est Yankee ou on ne l'est pas, et ils l'étaient tous trois, et à un rare degré ­ des Yankees « coulés d'un bloc » comme on avait dit de Barbicane, quand il avait développé son projet de voyage à la Lune.

Évidemment, la partie du nouveau Continent, entre les terres arctiques et le golfe du Mexique, ne devait rien avoir à redouter du choc en perspective. Il est probable même que l'Amérique profiterait d'un considérable accroissement de territoire. En effet, sur les bassins abandonnés par les deux océans qui la baignent actuellement, qui sait si elle ne trouverait pas à s'annexer autant de nouvelles provinces que son pavillon déployait déjà d'étoiles sous les plis de son étamine?

« Oui, sans doute! Mais, répétaient les esprits timorés ­ ceux qui ne voient jamais que le côté périlleux des choses ­ est-on jamais sûr de rien ici-bas? Et si J.-T. Maston s'était trompé dans ses calculs? Et si le président Barbicane commettait une erreur, quand il les mettrait en pratique? Cela peut arriver aux plus habiles artilleurs! Ils n'envoient pas toujours le boulet dans la cible ni la bombe dans le tonneau! »

On le conçoit, ces inquiétudes étaient soigneusement entretenues par les délégués des Puissances européennes. Le secrétaire Dean Toodrink publia nombre d'articles en ce sens et des plus violents dans le _Standard_, Jan Harald dans le journal suédois _Aftenbladet_, et le colonel Boris Karkof dans le journal russe très répandu le _Novoié-Vrémia_. En Amérique même, les opinions se divisèrent. Si les républicains, qui sont libéraux, restèrent partisans du président Barbicane, les démocrates, qui sont conservateurs, se déclarèrent contre lui. Une partie de la presse américaine, principalement le _Journal de Boston_, la _Tribune_ de New-York, etc., firent chorus avec la presse européenne. Or, aux États-Unis, depuis l'organisation de l'_Associated Press_ et l'_United Press_, le journal est devenu un agent formidable d'informations, puisque le prix des nouvelles locales ou étrangères dépasse annuellement et de beaucoup le chiffre de vingt millions de dollars.

En vain d'autres feuilles ­ non des moins répandues ­ voulurent-elles riposter en faveur de la _North Polar Practical Association_! En vain Mrs Evangélina Scorbitt paya-t-elle à dix dollars la ligne des articles de fond, des articles de fantaisie, de spirituelles boutades, où il était fait justice de ces périls que l'on traitait de chimériques! En vain cette ardente veuve chercha-t-elle à démonter que, si jamais hypothèse était injustifiable, c'était bien que J.-T. Maston eût pu commettre une erreur de calcul! Finalement, l'Amérique, prise de peur, inclina peu à peu à se mettre presque tout entière à l'unisson de l'Europe.