Jules Verne

- Bon! ripostaient les feuilles ennemies, est-ce qu'il n'y aura pas toujours des pluies, des grêles, des tempêtes, des trombes, des orages, tous ces météores qui parfois compromettent si gravement l'avenir des récoltes et la fortune des cultivateurs?

- Sans doute, reprenait le choeur des amis, mais ces désastres seront probablement plus rares par suite de la régularité climatérique qui empêchera les troubles de l'atmosphère. Oui! l'humanité profitera grandement de ce nouvel état de choses. Oui! ce sera la véritable transformation du globe terrestre. Oui! Barbicane and Co auront rendu service aux générations présentes et futures, en détruisant, avec l'inégalité des jours et des nuits, la diversité fâcheuse des saisons. Oui! comme le disait Michel Ardan, notre sphéroïde, à la surface duquel il fait toujours trop chaud ou trop froid, ne sera plus la planète aux rhumes, aux coryzas, aux fluxions de poitrine. Il n'y aura d'enrhumés que ceux qui le voudront bien, puisqu'il leur sera toujours loisible d'aller habiter un pays convenable à leurs bronches. »

Et, dans son numéro du 27 décembre, le _Sun_, de New- York, termina le plus éloquent des articles en s'écriant :

« Honneur au président Barbicane et à ses collègues! Non seulement ces audacieux auront, pour ainsi dire, annexé une nouvelle province au continent américain, et par là même agrandi le champ déjà si vaste de la Confédération, mais ils auront rendu la Terre plus hygiéniquement habitable, et aussi plus productive, puisqu'on pourra semer dès qu'on aura récolté, et que, le grain germant sans retard, il n'y aura plus de temps perdu en hiver. Non seulement les richesses houillères se seront accrues par l'exploitation de nouveaux gisements, qui assureront la consommation de cette indispensable matière pendant de longues années peut-être, mais les conditions climatériques de notre globe se seront transformées à son avantage. Barbicane et ses collègues auront modifié, pour le plus grand bien de leurs semblables, l'oeuvre du Créateur. Honneur à ces hommes, qui prendront le premier rang parmi les bienfaiteurs de l'humanité! »

IX

Dans lequel on sent apparaître un Deux ex Machina d'origine française.

Tels devaient donc être les profits dus à la modification apportée par le président Barbicane à l'axe de rotation. On le sait, d'ailleurs, cette modification ne devait affecter que dans une mesure insensible le mouvement de translation de notre sphéroïde autour du Soleil. La Terre continuerait à décrire son orbite immuable à travers l'espace, et les conditions de l'année solaire ne seraient point altérées.

Lorsque les conséquences du changement de l'axe furent portées à la connaissance du monde entier, elles eurent un retentissement extraordinaire. Et, à la première heure, on fit un accueil enthousiaste à ce problème de haute mécanique. La perspective d'avoir des saisons d'une égalité constante, et, suivant la latitude, « au gré des consommateurs », était extrêmement séduisante. On « s'emballait » sur cette pensée que tous les mortels pourraient jouir de ce printemps perpétuel que le chantre de Télémaque accordait à l'île de Calypso, et qu'ils auraient même le choix entre un printemps frais et un printemps tiède. Quant à la position du nouvel axe sur lequel s'accomplirait la rotation diurne, c'était un secret que ni le président Barbicane, ni le capitaine Nicholl, ni J.-T. Maston ne semblaient vouloir livrer au public. Le dévoileraient-ils avant, ou ne le connaîtrait-on qu'après l'expérience? Il n'en fallait pas davantage pour que l'opinion commençât à s'inquiéter quelque peu.

Une observation vint naturellement à l'esprit, et fut vivement commentée dans les journaux. Par quel effort mécanique se produirait ce changement, qui exigerait évidemment l'emploi d'une force énorme?

Le Forum, importante revue de New-York, fit justement remarquer ceci :

« Si la Terre n'eût pas tourné sur un axe, peut-être aurait- il suffi d'un choc relativement faible pour lui donner un mouvement de rotation autour d'un axe arbitrairement choisi, mais elle peut être assimilée à un énorme gyroscope, se mouvant avec une assez grande rapidité, et une loi de la nature veut qu'un semblable appareil ait une propension à tourner constamment autour du même axe. Léon Foucault l'a démontré matériellement par des expériences célèbres.