Jules Verne

- L'amener en Amérique!… » s'écria Jan Harald.

Sans doute, le président Barbicane ne voulait pas encore préciser, car il continua, disant :

« Quant à ce point d'appui…

- Ne le dites pas!… Ne le dites pas! s'écria un des assistants d'une voix formidable.

- Quant à ce levier…

- Gardez le secret!… Gardez-le!… s'écria la majorité des spectateurs.

- Nous le garderons! », répondit le président Barbicane.

Et si les délégués européens furent dépités de cette réponse, on peut le croire. Mais, malgré leurs réclamations, l'orateur ne voulut rien faire connaître de ses procédés. Il se contenta d'ajouter :

« Pour ce qui est des résultats du travail mécanique ­ travail sans précédent dans les annales industrielles ­ que nous allons entreprendre et mener à bonne fin, grâce au concours de vos capitaux, je vais vous en donner immédiatement communication.

- Écoutez!… Écoutez! »

Et, si on écouta!

« Tout d'abord, reprit le président Barbicane, l'idée première de notre oeuvre revient à l'un de nos plus savants, dévoués et illustres collègues. À lui aussi, la gloire d'avoir établi les calculs qui permettent de faire passer cette idée de la théorie à la pratique, car, si l'exploitation des houillères arctiques n'est qu'un jeu, déplacer le Pôle était un problème que la mécanique supérieure pouvait seule résoudre. Voilà pourquoi nous nous sommes adressés à l'honorable secrétaire du Gun-Club, J.-T. Maston!

- Hurrah!… Hip!… hip!… hip! pour J.-T. Maston! » cria tout l'auditoire, électrisé par la présence de cet éminent et extraordinaire personnage.

Ah! combien Mrs Evangélina Scorbitt fut émue des acclamations qui éclatèrent autour du célèbre calculateur, et à quel point son coeur en fut délicieusement remué!

Lui, modestement, se contenta de balancer doucement la tête à droite, puis à gauche, et de saluer du bout de son crochet l'enthousiaste assistance.

« Déjà, chers souscripteurs, reprit le président Barbicane, lors du grand meeting qui célébra l'arrivée du Français Michel Ardan en Amérique, quelques mois avant notre départ pour la Lune… »

Et ce Yankee parlait aussi simplement de ce voyage que s'il eût été de Baltimore à New-York!

« … J.-T. Maston s'était écrié : "Inventons des machines, trouvons un point d'appui et redressons l'axe de la Terre!" Eh bien, vous tous qui m'écoutez, sachez-le donc!… Les machines sont inventées, le point d'appui est trouvé, et c'est au redressement de l'axe terrestre que nous allons appliquer nos efforts! »

Ici, quelques minutes d'une stupéfaction qui, en France, se fût traduite par cette expression populaire mais juste : « Elle est raide, celle-là! »

« Quoi!… Vous avez la prétention de redresser l'axe? s'écria le major Donellan.

- Oui, monsieur, répondit le président Barbicane, ou, plutôt, nous avons le moyen d'en créer un nouveau, sur lequel s'accomplira désormais la rotation diurne…

- Modifier la rotation diurne!… répéta le colonel Karkof, dont les yeux jetaient des éclairs.

- Absolument, et sans toucher à sa durée! répondit le président Barbicane. Cette opération reportera le Pôle actuel à peu près sur le soixante-septième parallèle, et, dans ces conditions, la Terre se comportera comme la planète Jupiter, dont l'axe est presque perpendiculaire au plan de son orbite. Or, ce déplacement de vingt-trois degrés vingt-huit minutes suffira pour que notre immeuble polaire reçoive une quantité de chaleur suffisant à fondre les glaces accumulées depuis des milliers de siècles! »

L'auditoire était haletant. Personne ne songeait à interrompre l'orateur ­ pas même à l'applaudir. Tous étaient subjugués par cette idée à la fois si ingénieuse et si simple : modifier l'axe sur lequel se meut le sphéroïde terrestre.

Quant aux délégués européens, ils étaient simplement abasourdis, aplatis, annihilés, et ils restaient bouche close, au dernier degré de l'ahurissement.

Mais les applaudissements éclatèrent à tout rompre, lorsque le président Barbicane acheva son discours par cette conclusion sublime dans sa simplicité :

« Donc, c'est le Soleil lui-même qui se chargera de fondre les ice-bergs et les banquises, et de rendre facile l'accès du Pôle nord!

- Ainsi, demanda le major Donellan, puisque l'homme ne peut aller au Pôle, c'est le Pôle qui viendra à lui?…

- Comme vous dites! » répliqua le président Barbicane.