Jules Verne

En vérité, il semblait que l'orateur venait de dire au public :

« Avant dix minutes, nous serons au Pôle! »

Il poursuivit en ces termes :

« Et d'abord, est-ce un continent qui forme la calotte arctique de la Terre? N'est-ce point une mer, et le commandant Nares n'a-t-il pas eu raison de la nommer « mer

Paléocrystique », c'est-à-dire mer des anciennes glaces? À cette demande, je répondrai : Nous ne le pensons pas.

- Cela ne peut suffire! s'écria Éric Baldenak. Il ne s'agit pas de ne « point penser », il s'agit d'être certain…

- Eh bien! nous le sommes, répandrai-je à mon bouillant interrupteur. Oui! C'est un terrain solide, non un bassin liquide, dont la _North Polar Practical Association_ a fait l'acquisition, et qui, maintenant, appartient aux États-Unis, sans qu'aucune Puissance européenne y puisse jamais prétendre! »

Murmure au bancs des délégués du vieux Monde.

« Bah!… Un trou plein d'eau… une cuvette… que vous n'êtes pas capables de vider! » s'écria de nouveau Dean Toodrink.

Et il eut l'approbation bruyante de ses collègues.

« Non, monsieur, répondit vivement le président Barbicane. Il y a là un continent, un plateau qui s'élève ­ peut-être comme le désert de Gobi dans l'Asie Centrale ­ à trois ou quatre kilomètres au-dessus du niveau de la mer. Et cela a pu être facilement et logiquement déduit des observations faites sur les contrées limitrophes, dont le domaine polaire n'est que le prolongement. Ainsi, pendant leurs explorations, Nordenskiöld, Peary, Maaigaard, ont constaté que le Groënland va toujours en montant dans la direction du nord. À cent soixante kilomètres vers l'intérieur, en partant de l'île Diskö, son altitude est déjà de deux mille trois cents mètres. Or, en tenant compte de ces observations, des différents produits, animaux ou végétaux, trouvés dans leurs carapaces de glaces séculaires, tels que carcasses de mastodontes, défenses et dents d'ivoire, troncs de conifères, on peut affirmer que ce continent fut autrefois une terre fertile, habitée par des animaux certainement, par des hommes peut-être. Là furent ensevelies les épaisses forêts des époques préhistoriques, qui ont formé les gisements de houille dont nous saurons poursuivre l'exploitation! Oui! c'est un continent qui s'étend autour du Pôle, un continent vierge de toute empreinte humaine, et sur lequel nous irons planter le pavillon des États-Unis d'Amérique! »

Tonnerre d'applaudissements.

Lorsque les derniers roulements se furent éteints dans les lointaines perspectives d'Union-square, on entendit glapir la voix cassante du major Donellan. Il disait :

« Voilà déjà sept minutes d'écoulées sur les dix qui devaient nous suffire pour atteindre le Pôle?…

- Nous y serons dans trois minutes, » répondit froidement le président Barbicane.

Il reprit :

« Mais, si c'est un continent qui constitue notre nouvel immeuble, et si ce continent est surélevé, comme nous avons lieu de le croire, il n'en est pas moins obstrué par les glaces éternelles, recouvert d'ice-bergs et d'ice-fields, et dans des conditions où l'exploitation en serait difficile…

- Impossible! dit Jan Harald, qui souligna cette affirmation d'un grand geste.

- Impossible, je le veux bien, répondit Impey Barbicane. Aussi, est-ce à vaincre cette impossibilité qu'ont tendu nos efforts. Non seulement, nous n'aurons plus besoin de navires ni de traîneaux pour aller au Pôle; mais, grâce à nos procédés, la fusion des glaces, anciennes ou nouvelles, s'opérera comme par enchantement, et sans que cela nous coûte ni un dollar de notre capital, ni une minute de notre travail! »

Ici un silence absolu. On touchait au moment « chicologique », suivant l'élégante expression que murmura Dean Toodrink à l'oreille de Jacques Jansen.

« Messieurs, reprit le président du Gun-Club, Archimède ne demandait qu'un point d'appui pour soulever le monde. Eh bien! ce point d'appui, nous l'avons trouvé. Un levier devait suffire au grand géomètre de Syracuse, et ce levier nous le possédons. Nous sommes donc on mesure de déplacer le Pôle…

- Déplacer le Pôle!… s'écria Éric Baldonak.