« En 1879, notre grand citoyen Gordon Bennett… »
Ici trois hurrahs, poussés à pleine poitrine, acclamèrent le nom du « grand citoyen », le directeur du _New-York Herald_.
« … arme la Jeannette qu'il confie au commandant De Long, appartenant à une famille d'origine française. La Jeannette part de San Francisco avec trente-trois hommes, franchit le détroit de Behring, est prise dans les glaces à la hauteur de l'île Herald, sombre à la hauteur de l'île Bennett, à peu près sur le soixante dix-septième parallèle. Ses hommes n'ont plus qu'une ressource : c'est de se diriger vers le sud avec les canots qu'ils ont sauvés ou à la surface des ice- fields. La misère les décime. De Long meurt en octobre. Nombre de ses compagnons sont frappés comme lui, et douze seulement reviennent de cette expédition.
« Enfin, en 1881, l'Américain Greely quitte le port Saint- Jean de Terre-Neuve avec le steamer _Proteus_, afin d'aller établir une station à la baie de lady Franklin, sur la terre de Grant, un peu au-dessous du quatre-vingt-deuxième degré. En cet endroit est fondé le fort Conger. De là, les hardis hiverneurs se portent vers l'ouest et vers le nord de la baie. Le lieutenant Lockwood et son compagnon Brainard, en mai 1882, s'élèvent jusqu'à quatre-vingt-trois degrés trente-cinq minutes, dépassant le capitaine Markham de quelques milles.
« C'est le point extrême atteint jusqu'à ce jour! C'est l'_Ultima Thule_ de la cartographie circumpolaire! »
Ici, nouveaux hurrahs, panachés des hips réglementaires, en l'honneur des découvreurs américains.
« Mais, reprit le président Barbicane, la campagne devait mal finir. Le Proteus sombre. Ils sont là vingt-quatre colons arctiques, voués à des misères épouvantables. Le docteur Pavy, un Français, et bien d'autres, sont atteints mortellement. Greely, secouru par la _Thétis_ en 1883, ne ramène que six de ses compagnons. Et l'un des héros de la découverte, le lieutenant Lockwood, succombe à son tour, ajoutant un nom de plus au douloureux martyrologe de ces régions! »
Cette fois, ce fut un respectueux silence qui accueillit ces paroles du président Barbicane, dont toute l'assistance partageait la légitime émotion.
Puis, il reprit d'une voix vibrante :
« Ainsi donc, malgré tant de dévouement et de courage, le quatre-vingt-quatrième parallèle n'a jamais pu être dépassé. Et même, on peut affirmer qu'il ne le sera jamais par les moyens qui ont été employés jusqu'à ce jour, soit des navires pour atteindre la banquise, soit des radeaux pour franchir les champs de glace. Il n'est pas permis à l'homme d'affronter de pareils dangers, de supporter de tels abaissements de température. C'est donc par d'autres voies qu'il faut marcher à la conquête du Pôle! »
On sentit, au frémissement des auditeurs, que là était le vif de la communication, le secret cherché et convoité par tous.
« Et comment vous y prendrez-vous monsieur?… demanda le délégué de l'Angleterre.
- Avant dix minutes, vous le saurez, major Donellan, répondit le président Barbicane,[Note 16: Dans la nomenclature des découvreurs qui ont tenté de s'élever jusqu'au Pôle, Barbicane a omis le nom du capitaine Hatteras, dont le pavillon aurait flotté sur le quatre-vingt-dixième degré. Cela se comprend, ledit capitaine n'étant, vraisemblablement, qu'un héros imaginaire. (Anglais au pôle Nord et Désert de Glace, du même auteur).] et j'ajoute, en m'adressant à tous nos actionnaires : Ayez confiance en nous, puisque les promoteurs de l'affaire sont les mêmes hommes qui, s'embarquant dans un projectile cylindro-conique…
- Cylindro-comique! s'écria Dean Toodrink.
- … ont osé s'aventurer jusqu'à la Lune…
- Et on voit bien qu'ils en sont revenus! » ajouta le secrétaire du major Donellan, dont les observations malséantes provoquèrent de violentes protestations. »
Mais le président Barbicane, haussant les épaules, reprit d'une voix ferme :
« Oui, avant dix minutes, souscripteurs et souscriptrices, vous saurez à quoi vous en tenir. »
Un murmure, fait de Oh! de Eh! et de Ah! prolongés, accueillit cette réponse.