Jules Verne

Puis, continuant, grâce à une longue inspiration d'air :

« Il est donc certain, dit-il, que la houille, cette substance précieuse entre toutes, s'épuisera en un temps assez limité par suite d'une consommation à outrance. Avant cinq cents ans, les houillères en exploitation jusqu'à ce jour seront vidées…

- Trois cents! s'écria un des assistants.

- Deux cents! répondit un autre.

- Disons dans un délai plus ou moins rapproché, reprit le président Barbicane, et mettons-nous en mesure de découvrir quelques nouveaux lieux de production, comme si la houille devait manquer avant la fin du dix-neuvième siècle. »

Ici, une interruption pour permettre aux auditeurs de dresser leurs oreilles, puis, une reprise on ces termes :

« C'est pourquoi, souscripteurs et souscriptrices, levez- vous, suivez-moi et partons pour le Pôle! »

Et, de fait, tout le public s'ébranla, prêt à boucler ses malles, comme si le président Barbicane eût montré un navire en partance pour les régions arctiques.

Une observation, jetée d'une voix aigre et claire par le major Donellan, arrêta net ce premier mouvement ­ aussi enthousiaste qu'inconsidéré.

« Avant de démarrer, demanda-t-il, je pose la question de savoir comment on peut se rendre au Pôle? Avez-vous la prétention d'y aller par mer?

- Ni par mer, ni par terre, ni par air, » répliqua doucement le président Barbicane.

Et l'assemblée se rassit, en proie à un sentiment de curiosité bien compréhensible.

« Vous n'êtes pas sans connaître, reprit l'orateur, quelles tentatives ont été faites pour atteindre ce point inaccessible du sphéroïde terrestre. Cependant, il convient que je vous les rappelle sommairement. Ce sera rendre un juste honneur aux hardis pionniers qui ont survécu, et à ceux qui ont succombé dans ces expéditions surhumaines. »

Approbation unanime, qui courut à travers les auditeurs, quelle que fût leur nationalité.

« En 1845, reprit le président Barbicane, l'anglais sir John Franklin, dans un troisième voyage avec l'_Erebus_ et le _Terror_, dont l'objectif est de s'élever jusqu'au Pôle, s'enfonce à travers les parages septentrionaux, et on n'entend plus parler de lui.

« En 1854, l'Américain Kane et son lieutenant Morton s'élancent à la recherche de sir John Franklin, et, s'ils revinrent de leur expédition, leur navire _Advance_ ne revint pas.

« En 1859, l'anglais Mac Clintock découvre un document duquel il appert qu'il ne reste pas un survivant de la campagne de l'_Erebus_ et du _Terror_.

« En 1860, l'Américain Hayes quitte Boston sur le schooner _United-States_, dépasse le quatre-vingt-unième parallèle, et revient en 1862, sans avoir pu s'élever plus haut, malgré les héroïques efforts de ses compagnons.

« En 1869, les capitaines Koldervey et Hegeman, Allemands tous deux, partent de Bremerhaven, sur la _Hansa_ et la _Germania_. La Hansa, écrasée par les glaces, sombre un peu au-dessous du soixante et onzième degré de latitude, et l'équipage ne doit son salut qu'à ses chaloupes qui lui permettent de regagner le littoral du Groënland. Quant à la Germania, plus heureuse, elle rentre au port de Bremerhaven, mais elle n'avait pu dépasser le soixante-dix-septième parallèle.

« En 1871, le capitaine Hall s'embarque à New-York sur le steamer _Polaris_. Quatre mois après, pendant un pénible hivernage, ce courageux marin succombe aux fatigues. Un an plus tard, le Polaris, entraîné par les icebergs, sans s'être élevé au quatre-vingt-deuxième degré de latitude, est brisé au milieu des banquises en dérive. Dix-huit hommes de son bord, débarqués sous les ordres du lieutenant Tyson, ne parviennent à regagner le continent qu'en s'abandonnant sur un radeau de glace aux courants de la mer arctique, et jamais on n'a retrouvé les treize hommes perdus avec le Polaris.

« En 1875, l'Anglais Nares quitte Portsmouth avec l'_Alerte_ et la _Découverte_. C'est dans cette campagne mémorable, où les équipages établirent leur quartier d'hiver entre le quatre vingt-deuxième et le quatre-vingt-troisième parallèle, que le capitaine Markham, après s'être avancé dans la direction du nord, s'arrête à quatre cents milles [Note 15: 740 kilomètres.] seulement du pôle arctique, dont personne ne s'était autant rapproché avant lui.