Jules Verne

Mais, tout d'abord, ceux qui ont été reconnus par le capitaine Nares, en 1875-76, sur la limite du quatre-vingt-deuxième degré de latitude en même temps que des strates qui indiquent l'existence d'une flore miocène, riche en peupliers, hêtres, viornes, noisetiers et conifères.

- Et, en 1881-1884, ajoutait le chroniqueur scientifique du _New-York Witness_, durant l'expédition du lieutenant Greely à la baie de lady Franklin, une couche de charbon n'a-t-elle pas été découverte par nos nationaux, à peu de distance du fort Conger, à la crique Watercourse? Et le docteur Pavy n'a-t-il pas pu soutenir avec raison, que ces contrées ne sont point dépourvues de dépôts carbonifères, vraisemblablement destinés par la prévoyante nature à combattre un jour le froid de ces régions désolées? »

On le comprend, lorsque des faits aussi probants étaient cités sous l'autorité des hardis découvreurs américains, les adversaires du président Barbicane ne savaient plus que répondre. Aussi les partisans du « pourquoi y en aurait-il, des gisements? » commençaient à baisser pavillon devant les partisans du « pourquoi n'y en aurait-il pas? » Oui! Il y en avait ­ et probablement de très considérables. Le sol circumpolaire recélait des masses du précieux combustible, précisément enfoui dans les entrailles de ces régions où la végétation fût autrefois luxuriante.

Mais, si le terrain leur manquait sur la question des houillères dont l'existence n'était plus douteuse au sein des contrées arctiques, les détracteurs prenaient leur revanche en examinant la question sous un autre aspect.

« Soit! dit un jour le major Donellan, lors d'une discussion orale qu'il provoqua dans la salle même du Gun- Club, et au cours de laquelle il interpella le président Barbicane d'homme à homme. Soit! Je l'admets, je l'affirme même. Il y a des houillères dans le domaine acquis par votre Société. Mais allez donc les exploiter!…

- C'est ce que nous ferons, répondit tranquillement Impey Barbicane.

- Dépassez donc le quatre-vingt-quatrième parallèle, au delà duquel aucun explorateur n'a pu s'élever encore!

- Nous le dépasserons.

- Atteignez donc le Pôle même!

- Nous l'atteindrons. »

Et, à entendre le président du Gun-Club répondre avec tant de sang-froid, avec tant d'assurance, à voir cette opinion si hautement, si nettement affirmée, les plus obstinés se déclaraient hésitants. Ils se sentaient en présence d'un homme qui n'avait rien perdu de ses qualités d'autrefois, calme, froid, d'un esprit éminemment sérieux et concentré, exact comme un chronomètre, aventureux, mais apportant des idées pratiques jusque dans ses entreprises les plus téméraires…

Si le major Donellan avait une furieuse envie d'étrangler son adversaire, on peut en croire ceux qui ont approché cet estimable mais tempétueux gentleman. Bah! il était solide, le président Barbicane, moralement et physiquement, « ayant un grand tirant d'eau » pour employer une métaphore de Napoléon, et, par suite, capable de tenir contre vent et marée. Ses ennemis, ses rivaux, ses envieux, ne le savaient, que trop!

Toutefois, comme on ne peut empêcher les mauvais plaisants de se répandre en mauvaises plaisanteries, ce fut sous cette forme que l'irritation se déchaîna contre la nouvelle Société. On prêta au président du Gun-Club les projets les plus saugrenus. La caricature s'en mêla, surtout en Europe, et plus particulièrement dans le Royaume-Uni, qui ne pouvait digérer son insuccès, lors de cette bataille où les dollars avaient vaincu les pounds sterlings.

Ah! ce Yankee avait affirmé qu'il atteindrait le Pôle boréal! Ah! il mettrait le pied là où aucun être humain ne l'avait pu mettre encore! Ah! il planterait le pavillon des États-Unis sur le seul point du globe terrestre qui reste éternellement immobile, lorsque les autres sont emportés dans le mouvement diurne!

Et alors, les caricaturistes de se donner libre carrière.

Aux vitrines des principaux libraires et des kiosques des grandes villes de l'Europe, aussi bien que dans les importantes cités de la Confédération ­ ce pays libre par excellence ­ apparaissaient croquis et dessins, montrant le président Barbicane à la recherche des moyens les plus extravagants pour atteindre le Pôle.