Elle ne cherchait donc point à drainer les dollars, les bank-notes, l'or et l'argent des gogos pour emplir ses caisses. Non! Elle ne demandait qu'à payer sur ses propres fonds l'immeuble circumpolaire.
Aux gens qui savent compter, il semblait que ladite Société n'aurait eu qu'à exciper tout simplement du droit de premier occupant, en allant prendre possession de cette contrée dont elle provoquait la mise en vente. Mais là était précisément la difficulté, puisque, jusqu'à ce jour, l'accès du Pôle paraissait être interdit à l'homme. Aussi, pour le cas où les États-Unis deviendraient acquéreurs de ce domaine, les concessionnaires voulaient-ils avoir un contrat en règle, afin que personne ne vînt plus tard contester leur droit. Il eût été injuste de les en blâmer. Ils opéraient avec prudence, et, lorsqu'il s'agit de contracter des engagements dans une affaire de ce genre, on ne peut prendre trop de précautions légales.
D'ailleurs, le document portait une clause, qui réservait les aléas de l'avenir. Cette clause devait donner lieu à bien des interprétations contradictoires, car son sens précis échappait, aux esprits les plus subtils. C'était la dernière : elle stipulait que « le droit de propriété ne pourrait être frappé de caducité, même au cas où des modifications de quelque nature qu'elles fussent, surviendraient dans l'état géographique et météorologique du globe terrestre. »
Que signifiait cette phrase? Quelle éventualité voulait-elle prévoir? Comment la Terre pourrait-elle jamais subir une modification dont la géographie ou la météorologie aurait à tenir compte surtout en ce qui concernait les territoires mis en adjudication?
« Évidemment, disaient les esprits avisés, il doit y avoir quelque chose là-dessous! »
Les interprétations eurent donc beau jeu, et cela était bien fait pour exercer la perspicacité des uns ou la curiosité des autres.
Un journal, le _Ledger_, de Philadelphie, publia tout d'abord cette note plaisante :
« Des calculs ont sans doute appris aux futurs acquéreurs des contrées arctiques qu'une comète à noyau dur choquera prochainement la Terre dans des conditions telles que son choc produira les changements géographiques et météorologiques, dont se préoccupe ladite clause. »
La phrase était un peu longue, comme il convient à une phrase qui se prétend scientifique, mais elle n'éclaircissait rien. D'ailleurs, la probabilité d'un choc avec une comète de ce genre ne pouvait être acceptée par des esprits sérieux. En tout cas, il était inadmissible que les concessionnaires se fussent préoccupés d'une éventualité aussi hypothétique.
« Est-ce que, par hasard, dit le _Delta_, de la Nouvelle-Orléans, la nouvelle Société s'imagine que la précession des équinoxes pourra jamais produire des modifications favorables à l'exploitation de son domaine?
- Et pourquoi pas, puisque ce mouvement modifie le parallélisme de l'axe de notre sphéroïde? fit observer le _Hamburger-Correspondent_.
- En effet, répondit la _Revue Scientifique_, de Paris. Adhémar n'a-t-il pas avancé dans son livre sur _Les révolutions de la mer_, que la précession des équinoxes, combinée avec le mouvement séculaire du grand axe de l'orbite terrestre, serait de nature à apporter une modification à longue période dans la température moyenne des différents points de la Terre et dans les quantités de glaces accumulées à ses deux Pôles?
- Cela n'est pas certain, répliqua la _Revue d'Édimbourg_. Et, lors même que cela serait, ne faut-il pas un laps de douze mille ans pour que Véga devienne notre étoile polaire par suite dudit phénomène, et que la situation des territoires arctiques soit changée au point de vue climatérique?
- Eh bien, riposta le _Dagblad_, de Copenhague, dans douze mille ans, il sera temps de verser les fonds. Mais, avant cette époque, risquer un « krone », jamais! »
Toutefois, s'il était possible que la _Revue Scientifique_ eût raison avec Adhémar, il était bien probable que la _North Polar Practical Association_ n'avait jamais compté sur cette modification due à la précession des équinoxes.