Jules Verne

En fait, personne n'arrivait à savoir ce que signifiait cette clause du fameux document, ni quel changement cosmique elle visait dans l'avenir.

Pour le savoir, peut-être eût-il suffi de s'adresser au Conseil d'administration de la nouvelle Société, et plus spécialement à son président. Mais le président, inconnu! Inconnus, également, le secrétaire et les membres dudit Conseil. On ignorait même de qui émanait le document. Il avait été apporté aux bureaux du _New-York Herald_ par un certain William S. Forster, de Baltimore, honorable consignataire de morues pour le compte de la maison Ardrinell and Co, de Terre-Neuve ­ évidemment un homme de paille. Aussi muet sur ce sujet que les produits consignés dans ses magasins, ni les plus curieux ni les plus adroits reporters n'en purent jamais rien tirer. Bref, cette _North Polar Practical Association_ était tellement anonyme qu'on ne pouvait mettre en avant aucun nom. C'est bien là le dernier mot de l'anonymat.

Cependant, si les promoteurs de cette opération industrielle persistaient à maintenir leur personnalité dans un absolu mystère, leur but était aussi nettement que clairement indiqué par le document porté à la connaissance du public des deux Mondes.

En effet, il s'agissait bien d'acquérir en toute propriété la partie des régions arctiques, délimitée circulairement par le quatre-vingt-quatrième degré de latitude, et dont le Pôle nord occupe le point central.

Rien de plus exact, d'ailleurs, que parmi les découvreurs modernes, ceux qui s'étaient le plus rapprochés de ce point inaccessible, Parry, Marckham, Lockwood et Brainard, fussent restés en deçà de ce parallèle. Quant aux autres navigateurs des mers boréales, ils s'étaient arrêtés à des latitudes sensiblement inférieures, tels : Payez, en 1874, par 82°15', au nord de la terre François-Joseph et de la Nouvelle-Zemble; Leout, en 1870, par 72°47', au-dessus de la Sibérie; De Long, dans l'expédition de la _Jeannette_, en 1879, par 78°45', sur les parages des îles qui portent son nom. Les autres, dépassant la Nouvelle-Sibérie et le Groënland, à la hauteur du cap Bismarck, n'avaient pas franchi les soixante-seizième, soixante-dix-septième et soixante-dix-neuvième degrés de latitude. Donc, en laissant un écart de vingt-cinq minutes d'arc, entre le point ­ soit 83°35' ­ où Lockwood et Brainard avaient mis le pied, et le quatre-vingt-quatrième parallèle, ainsi que l'indiquait le document, la _North Polar Practical Association_ n'empiétait pas sur les découvertes antérieures. Son projet comprenait un terrain absolument vierge de toute empreinte humaine.

Voici quelle est l'étendue de cette portion du globe, circonscrite par le quatre-vingt-quatrième parallèle :

De 84° à 90°, on compte six degrés, lesquels, à soixante milles chaque, donnent un rayon de trois cent soixante milles et un diamètre de sept cent vingt milles. La circonférence est donc de deux mille deux cent soixante milles, et la surface de quatre cent sept mille milles carrés en chiffres ronds. [Note 1: Soit 70 650 lieues carrées de 25 au degré, c'est-à-dire un peu plus de deux fois la surface de la France, qui est de 54 000 000 d'hectares.]

C'était à peu près la dixième partie de l'Europe entière ­ un morceau de belle dimension!

Le document, on l'a vu, posait aussi en principe que ces régions, non encore reconnues géographiquement, n'appartenant à personne, appartenaient à tout le monde. Que la plupart des Puissances ne songeassent point à rien revendiquer de ce chef, c'était supposable. Mais il était à prévoir que les États limitrophes ­ du moins ­ voudraient considérer ces régions comme le prolongement de leurs possessions vers le nord et, par conséquent, se prévaudraient d'un droit de propriété. Et, d'ailleurs, leurs prétentions seraient d'autant mieux justifiées que les découvertes, opérées dans l'ensemble des contrées arctiques, avaient été plus particulièrement dues à l'audace de leurs nationaux. Aussi le gouvernement fédéral, représenté par la nouvelle Société, les mettait-il en demeure de faire valoir leurs droits, et prétendait-il les indemniser avec le prix de l'acquisition.