Jules Verne

Bref, en moins de huit mois, tout le travail était terminé, et un nouvel _Albatros,_ identique à celui que l'explosion avait détruit, aussi puissant, aussi rapide, fut prêt à prendre l'air.

Dire qu'il avait le même équipage, que cet équipage était enragé contre Uncle Prudent et Phil Evans en particulier, et contre tout le Weldon-Institute en général, cela se comprend, sans qu'il convienne d'y insister.

L'_Albatros_ quitta l'île X dès les premiers jours d'avril. Pendant cette traversée aérienne, il ne voulut pas que son passage pût être signalé en aucun point de la terre. Aussi voyagea-t-il presque toujours entre les nuages. Arrivé au-dessus de l'Amérique du Nord, en une portion déserte du Far West, il atterrit. Là, l'ingénieur, gardant le plus profond incognito, apprit ce qui devait lui faire le plus de plaisir d'apprendre c'est que le Weldon-Institute était prêt à commencer ses expériences, c'est que le _Go a head,_ monté par Uncle Prudent et Phil Evans, allait partir de Philadelphie à la date du 29 avril.

Quelle occasion pour satisfaire cette vengeance qui tenait au cœur de Robur et de tous les siens! Vengeance terrible, à laquelle ne pourrait échapper le _Go a head!_ Vengeance publique, qui prouverait en même temps la supériorité de l'aéronef sur tous les aérostats et autres appareils de ce genre!

Et voilà pourquoi, ce jour-là, comme un vautour qui se précipite du haut des airs, l'aéronef apparaissait au-dessus de Fairmont-Park.

Oui! c'était l'_Albatros,_ facile à reconnaître, même de tous ceux qui ne l'avaient jamais vu!

Le _Go a head_ fuyait toujours. Mais il comprit bientôt qu'il ne pourrait jamais échapper par une fuite horizontale. Aussi, son salut, le chercha-t-il par une fuite verticale, non en se rapprochant du sol, car l'aéronef aurait pu lui barrer la route, mais en s'élevant dans l'air, en allant dans une zone où il ne pourrait peut-être pas être atteint. C'était très audacieux, en même temps très logique.

Cependant l'_Albatros_ commençait à s'élever avec lui. Bien plus petit que le _Go a head,_ c'était l'espadon à la poursuite de la baleine qu'il perce de son dard, c'était le torpilleur courant sur le cuirassé qu'il va faire sauter d'un seul coup.

On le vit bien, et avec quelle angoisse! En quelques instants l'aérostat eut atteint cinq mille mètres de hauteur.

L'_Albatros_ l'avait suivi dans son mouvement ascensionnel. Il évoluait sur ses flancs. Il l'enserrait dans un cercle dont le rayon diminuait à chaque tour. Il pouvait l'anéantir d'un bond, en crevant sa fragile enveloppe. Alors Uncle Prudent et ses compagnons eussent été broyés dans une effroyable chute!

Le public, muet d'horreur, haletant, était saisi de cette sorte d'épouvante qui oppresse la poitrine, qui prend aux jambes, quand on voit tomber quelqu'un d'une grande hauteur. Un combat aérien se préparait, combat où ne s'offraient même pas les chances de salut d'un combat naval, - le premier de ce genre, mais qui ne sera pas le dernier, sans doute, puisque le progrès est une des lois de ce monde. Et si le _Go a head_ portait à son cercle équatorial les couleurs américaines, l'_Albatros_ avait arboré son pavillon, l'étamine étoilée avec le soleil d'or de Robur-le-Conquérant.

Le _Go a head_ voulut alors essayer de distancer son ennemi en s'élevant plus haut encore. Il se débarrassa du lest qu'il avait en réserve. Il fit un nouveau bond de mille mètres. Ce n'était plus alors qu'un point dans l'espace. L'_Albatros,_ qui le suivait toujours en imprimant à ses hélices leur maximum de rotation, était devenu invisible.

Soudain, un cri de terreur s'éleva du sol.

Le _Go a head_ grossissait à vue d'œil, tandis que l'aéronef reparaissait en s'abaissant avec lui. Cette fois, c'était une chute. Le gaz, trop dilaté dans les hautes zones, avait crevé l'enveloppe, et, à demi dégonflé, le ballon tombait assez rapidement.

Mais l'aéronef, modérant ses hélices suspensives, s'abaissait d'une vitesse égale. Il rejoignit le _Go a head,_ lorsqu'il n'était plus qu'à douze cents mètres du sol, et s'en approcha bord à bord.