Question d'amour-propre.
Au-delà, ce fut l'Atlantique que traversa l'ingénieur Robur. Ce fut la Terre de Feu qu'il atteignit, puis le cap Horn. Ce furent les terres australes et l'immense domaine du pôle, qu'il dépassa, un peu malgré lui. Or, de ces régions antarctiques, il n'y avait aucune nouvelle à attendre.
Juillet s'écoula, et nul œil humain ne pouvait se vanter d'avoir même entrevu l'aéronef.
Août s'acheva, et l'incertitude au sujet des prisonniers de Robur demeura complète. C'était à se demander si l'ingénieur, à l'exemple d'Icare, le plus vieux mécanicien dont l'histoire fasse mention, n'avait pas péri victime de sa témérité.
Enfin les vingt-sept premiers jours de septembre s'écoulèrent sans résultat.
Certainement, on se fait à tout en ce monde. Il est dans la nature humaine de se blaser sur les douleurs qui s'éloignent. On oublie, parce qu'il est nécessaire d'oublier. Mais, cette fois, il faut le dire à son honneur, le public terrestre se retint sur cette pente. Non! il ne devint point indifférent au sort de deux Blancs et d'un Noir, enlevés comme le prophète Elie, mais dont la Bible n'avait pas promis le retour sur la terre.
Et ceci fut plus sensible à Philadelphie qu'en tout autre lieu. Il s'y joignait, d'ailleurs, de certaines craintes personnelles. Par représailles, Robur avait arraché Uncle Prudent et Phil Evans à leur sol natal. Certes, il s'était bien vengé, quoique en dehors de tout droit. Mais cela suffirait-il à sa vengeance? Ne voudrait-il pas l'exercer encore sur quelques-uns des collègues du président et du secrétaire du Weldon-Institute? Et qui pouvait se dire à l'abri des atteintes de ce tout-puissant maître des régions aériennes?
Or, voilà que, le 28 septembre, une nouvelle courut la ville. Uncle Prudent et Phil Evans auraient reparu, dans l'après-midi, au domicile particulier du président du Weldon-Institute.
Et le plus extraordinaire, c'est que la nouvelle était vraie, quoique les esprits sensés ne voulussent point y croire.
Cependant il fallut se rendre à l'évidence. C'étaient bien les deux disparus, en personne, non leur ombre... Frycollin lui-même était de retour.
Les membres du club, puis leurs amis, puis la foule, se portèrent devant la maison de Uncle Prudent. On acclama les deux collègues, on les fit passer de main en main au milieu des hurrahs et des hips!
Jem Cip était là, ayant abandonné son déjeuner -un rôti de laitues cuites - puis, William T. Forbes et ses deux filles, Miss Doit et Miss Mat. Et, en ce jour, Uncle Prudent aurait pu les épouser toutes deux s'il eût été Mormon; mais il ne l'était pas et n'avait aucune propension à le devenir. Il y avait aussi Truk Milnor, Bat T. Fyn, enfin tous les membres du club. On se demande encore aujourd'hui comment Uncle Prudent et Phil Evans purent sortir vivants des milliers de bras par lesquels ils durent passer en traversant toute la ville.
Le soir même, le Weldon-Institute devait tenir sa séance hebdomadaire. On comptait que les deux collègues prendraient place au bureau. Or, comme ils n'avaient encore rien dit de leurs aventures - peut-être ne leur avait-on pas laissé le temps de parler? - on espérait aussi qu'ils raconteraient par le menu leurs impressions de voyage.
En effet, pour une raison ou pour une autre, tous deux étaient restés muets. Muet aussi le valet Frycollin, que ses congénères avaient failli écarteler dans leur délire.
Mais ce que les deux collègues n'avaient pas dit ou n'avaient pas voulu dire, le voici
Il n'y a point à revenir sur ce que l'on sait de la nuit du 27 au 28 juillet, l'audacieuse évasion du président et du secrétaire du Weldon-Institute, leur impression si vive quand ils foulèrent les roches de l'île Chatam, le coup de feu tiré sur Phil Evans, le câble tranché, et _l'Albatros,_ alors privé de ses propulseurs, entraîné au large par la brise du sud-ouest, tandis qu'il s'élevait à une grande hauteur. Ses fanaux allumés avaient permis de le suivre pendant quelque temps. Puis, il n'avait pas tardé à disparaître.
Les fugitifs n'avaient plus rien à craindre.