Comment Robur aurait-il pu revenir sur l'île, puisque ses hélices devaient encore être hors d'état de fonctionner pendant trois ou quatre heures?
D'ici là, l'_Albatros,_ détruit par l'explosion, ne serait plus qu'une épave flottant sur la mer, et ceux qu'il portait, des cadavres déchirés que l'Océan ne pourrait pas même rendre.
L'acte de vengeance aurait été accompli dans toute son horreur.
Uncle Prudent et Phîl Evans, se considérant comme en état de légitime défense, n'avaient pas eu un remords.
Phil Evans n'était que légèrement blessé par la balle lancée de l'_Albatros._ Aussi tous trois s'occupèrent de remonter le littoral avec l'espoir de rencontrer quelques indigènes.
Cet espoir ne fut pas trompé. Une cinquantaine de naturels, vivant de la pêche, habitaient la côte occidentale de Chatam. Ils avaient vu l'aéronef descendre sur l'île. Ils firent aux fugitifs l'accueil que méritaient des êtres surnaturels. On les adora, ou peu s'en faut. On les logea dans la plus confortable des cases. Jamais Frycollin ne retrouverait une pareille occasion de passer pour le dieu des Noirs.
Ainsi qu'ils l'avaient prévu, Uncle Prudent et Phil Evans ne virent pas revenir l'aéronef. Ils devaient en conclure que la catastrophe avait dû se produire dans quelque haute zone de l'atmosphère. On n'entendrait plus jamais parler de l'ingénieur Robur ni de la prodigieuse machine que ses compagnons montaient avec lui.
Maintenant il fallait attendre une occasion de regagner l'Amérique. Or, l'île Chatam est peu fréquentée des navigateurs. Tout le mois d'août se passa ainsi, et les fugitifs pouvaient se demander s'ils n'avaient pas changé une prison pour une autre, dont Frycollin, toutefois, s'arrangeait mieux que de sa prison aérienne.
Enfin, le 3 septembre, un navire vint faire de l'eau à l'aiguade de l'île Chatam. On ne l'a pas oublié, au moment de l'enlèvement à Philadelphie, Uncle Prudent avait sur lui quelques milliers de dollars-papier - plus qu'il ne fallait pour regagner l'Amérique. Après avoir remercié leurs adorateurs qui ne leur épargnèrent pas les plus respectueuses démonstrations, Uncle Prudent, Phil Evans et Frycollin s'embarquèrent pour Aukland. Ils ne racontèrent rien de leur histoire, et, en deux jours, ils arrivèrent dans la capitale de la NouvelleZélande.
Là, un paquebot du Pacifique les prit comme passagers, et, le 20 septembre, après une traversée des plus heureuses, les survivants de l'_Albatros_ débarquaient à San Francisco. Ils n'avaient point dit qui ils étaient ni d'où ils venaient; mais, comme ils avaient payé d'un bon prix leur transport, ce n est pas un capitaine américain qui leur en eût demandé davantage.
A San Francisco, Uncle Prudent, son collègue et le valet Frycollin prirent le premier train du grand chemin de fer du Pacifique. Le 27, ils arrivaient à Philadelphie.
Voilà le récit compendieux de ce qui s'était passé depuis l'évasion des fugitifs et leur départ de l'île Chatam. Voilà comment, le soir même, le président et le secrétaire purent prendre place au bureau du Weldon-Institute, au milieu d'une affluence extraordinaire.
Cependant, jamais ni l'un ni l'autre n'avaient été aussi calmes. Il ne semblait pas, à les voir, que rien d'anormal fût arrivé depuis la mémorable séance du 12 juin. Trois mois et demi qui ne paraissaient pas compter dans leur existence!
Après les premières salves de hurrahs que tous deux reçurent sans que leur visage reflétât la moindre émotion, Uncle Prudent se couvrit et prit la parole. -
Honorables citoyens, dit-il, la séance est ouverte.
Applaudissements frénétiques et bien légitimes! Car, s'il n'était pas extraordinaire que cette séance fût ouverte, il l'était du moins qu'elle le fût par Uncle Prudent, assisté de Phil Evans.
Le président laissa l'enthousiasme s'épuiser en clameurs et en battements de mains. Puis il reprit :
« A notre dernière séance, messieurs, la discussion avait été fort vive _(Ecoutez, écoutez)_ entre les partisans de l'hélice avant et de l'hélice arrière pour notre ballon _Go a headl (Marques de surprise)._ Or, nous avons trouvé moyen de ramener l'accord entre les avantistes et les arriéristes, et ce moyen, le voici c'est de mettre deux hélices, une à chaque bout de la nacelle! » _(Silence de complète stupefaction.)_
Et ce fut tout.