Sur l'ordre de Robur, l'aide-mécanicien fit machine en arrière, en renversant la rotation de l'hélice antérieure. L'aéronef commença donc à « culer » doucement, pour employer une expression maritime.
Tous se disposaient alors à se rendre à l'arrière, lorsque Tom Turner fut surpris par une singulière odeur.
C'étaient les gaz de la mèche, accumulés maintenant dans le coffre, qui s'échappaient de la cabine des fugitifs.
« Hein? fit le contremaître.
- Qu'y a-t-il? demanda Robur.
- Ne sentez-vous pas?... On dirait de la poudre qui brûle?
- En effet, Tom!
- Et cette odeur vient du dernier roufle!
- Oui... de la cabine même...
- Est-ce que ces misérables auraient mis le feu?...
- Eh! si ne n'était que le feu ?... s'écria Robur. Enfonce la porte, Tom, enfonce la porte! »
Mais le contremaître avait à peine fait un pas vers l'arrière, qu'une explosion formidable ébranla l'_Albatros._ Les roufles volèrent en éclats. Les fanaux s'éteignirent, car le courant électrique leur manqua subitement, et l'obscurité redevint complète. Cependant, si la plupart des hélices suspensives, tordues ou fracassées, étaient hors d'usage, quelques-unes, à la proue, n'avaient pas cessé de tourner.
Soudain, la coque de l'aéronef s'ouvrit un peu en arrière du premier roufle, dont les accumulateurs actionnaient toujours le propulseur de l'avant, et la partie postérieure de la plate-forme culbuta dans l'espace.
Presque aussitôt s'arrêtèrent les dernières hélices suspensives, et l'_Albatros_ fut précipité vers l'abîme.
C'était une chute de trois mille mètres pour les huit hommes, accrochés, comme des naufragés, à cette épave!
En outre, cette chute allait être d'autant plus rapide que le propulseur de l'avant, après s'être redressé verticalement, fonctionnait encore!
Ce fut alors que Robur, avec un à-propos qui dénotait un extraordinaire sang-froid, se laissant glisser jusqu'au roufle à demi disloqué, saisit le levier de mise en train, et changea le sens de la rotation de l'hélice qui, de propulsive qu'elle était, devint suspensive.
Chute, assurément, bien qu'elle fût quelque peu retardée; mais, du moins, l'épave ne tomba pas avec cette vitesse croissante des corps abandonnés aux effets de la pesanteur. Et, si c'était toujours la mort pour les survivants de l'_Albatros,_ puisqu'ils étaient précipités dans la mer, ce n'était plus la mort par asphyxie, au milieu d'un air que la rapidité de la descente eût rendu irrespirable.
Quatre-vingts secondes au plus après l'explosion, ce qui restait de l'_Albatros_ s'était abîmé dans les flots.
XVII
Dans lequel on revient à deux mois en arrière et où l'on saute à neuf mois en avant.
Quelques semaines auparavant, le 13 juin, au lendemain de cette séance pendant laquelle le WeldonInstitute s'était abandonné à de si orageuses discussions, il y avait eu dans toutes les classes de la population philadelphienne, noire ou blanche, une émotion plus facile à constater qu'à décrire.
Déjà, aux premières heures de la matinée, les conversations portaient uniquement sur l'inattendu et scandaleux incident de la veille. Un intrus, qui se disait ingénieur, un ingénieur qui prétendait s'appeler de cet invraisemblable nom de Robur - Robur-le-Conquérant! - un personnage d'origine inconnue, de nationalité anonyme, s'était présenté inopinément dans la salle des séances, avait insulté les ballonistes, honni les dirigeurs d'aérostats, vanté les merveilles des appareils plus lourds que l'air, soulevé des huées au milieu d'un tumulte épouvantable, provoqué des menaces qu'il avait retournées contre ses adversaires. Enfin, après avoir abandonné la tribune dans le tapage des revolvers, il avait disparu, et, malgré toutes les recherches, on n'avait plus entendu parler de lui.
Assurément, cela était bien fait pour exercer toutes les langues, enflammer toutes les imaginations. On ne s'en fit pas faute à Philadelphie, ni dans les trente-six autres Etats de l'Union, et, pour dire le vrai, aussi bien dans l'Ancien que dans le Nouveau Monde.