Mais, de combien cet émoi fut dépassé, lorsque, le soir du 13 juin, il fut constant que ni le président ni le secrétaire du Weldon-Institute n'avaient reparu à leur domicile. Gens rangés pourtant, honorables et sages. La veille, ils avaient quitté la salle des séances en citoyens qui ne songent qu'à rentrer tranquillement chez eux, en célibataires dont aucun visage renfrogné n'accueillera le retour au logis. Ne se seraient-ils point absentés, par hasard? Non, ou du moins ils n'avaient rien dit qui pût le faire croire. Et même il avait été convenu que, le lendemain, ils reprendraient leur place au bureau du club, l'un comme président, l'autre comme secrétaire, en prévision d'une séance où seraient discutés les événements de la soirée précédente.
Et non seulement, disparition complète de ces deux personnages considérables de l'Etat de Pennsylvanie, mais aucune nouvelle du valet Frycollin. Introuvable comme son maître. Non! jamais Nègre, depuis Toussaint Louverture, Soulouque et Dessaline, n'avait fait autant parler de lui. Il allait prendre une place importante, aussi bien parmi ses collègues de la domesticité philadelphienne que parmi tous ces originaux qu'une excentricité quelconque suffit à mettre en lumière dans ce beau pays d'Amérique.
Le lendemain, rien de nouveau. Les deux collègues ni Frycollin n'ont point reparu. Sérieuse inquiétude. Commencement d'agitation. Foule nombreuse aux abords des Post and Telegraph offices, pour savoir s'il arriverait quelques nouvelles.
Rien encore.
Et, cependant, on les avait bien vus, tous les deux, sortir du Weldon-Institute, causer à voix haute, prendre Frycollin qui les attendait, puis descendre Walnut-Street et gagner du côté de Fairmont-Park.
Jem Cip, le légumiste, avait même serré la main droite du président en lui disant :
« A demain! »
Et William T. Forbes, le fabricant de sucre de chiffons, avait reçu une cordiale poignée de Phil Evans, qui lui avait dit par deux fois :
« Au revoir ! ... Au revoir !... »
Miss Doll et Miss Mat Forbes, si attachées à Uncle Prudent par les liens de la plus pure amitié, ne pouvaient revenir de cette disparition, et, afin d'obtenir des nouvelles de l'absent, parlaient encore plus que d'habitude.
Enfin, trois, quatre, cinq, six jours se passèrent, puis une semaine, deux semaines... Personne, et nul indice qui pût mettre sur la trace des trois disparus.
On avait pourtant fait de minutieuses recherches dans tout le quartier... Rien! - Dans les rues qui aboutissent au port... Rien! - dans le parc même, sous les. grands bouquets d'arbres, au plus épais des taillis... Rien! Toujours rien!
Toutefois, on reconnut que, sur la grande clairière, l'herbe avait été récemment foulée, et d'une façon qui sembla suspecte, puisqu'elle était inexplicable. A la lisière du bois qui l'entoure, des traces d'une lutte furent également relevées. Une bande de malfaiteurs avait-elle donc rencontré, puis attaqué les deux collègues, à cette heure avancée de la nuit, au milieu de ce parc désert?
C'était possible. Aussi, la police procéda-t-elle à une enquête dans les formes et avec toute la lenteur légale. On fouilla la Schuylkill-river, on en racla le fond, on ébarba les rives de leur amas d'herbes. Et, si ce fut inutile, ce ne fut pas en pure perte, car la Schuylkill avait besoin d'un bon travail de faucardement. On le fit à cette occasion. Gens pratiques, les édiles de Philadelphie.
Alors on en appela à la publicité des journaux. Des annonces, des réclamations, sinon des réclames, furent envoyées à toutes les feuilles démocratiques ou républicaines de l'Union, sans distinction de couleur. Le _Daily Negro,_ journal spécial de la race noire, publia un portrait de Frycollin, d'après sa dernière photographie. Récompenses furent offertes, primes promises, à quiconque donnerait quelque nouvelle des trois absents, et même à tous ceux qui retrouveraient un indice quelconque de nature à mettre sur leurs traces.
« Cinq mille dollars! Cinq mille dollars ! ... A tout citoyen qui... »
Rien n'y fit.