C'est pourquoi il s'était décidé à se servir d'une mèche, de manière à ne provoquer l'explosion que dans un temps donné.
Voici donc ce qu'il dit à Phil Evans :
« En même temps que cette cartouche, j'ai pris de la poudre. Avec cette poudre je vais fabriquer une mèche dont la longueur sera en raison du temps qu'elle mettra à brûler, et qui plongera dans la capsule de fulminate. Mon intention est de l'allumer à minuit, de manière que l'explosion se produise entre trois et quatre heures du matin.
- Bien combiné! » répondit Phil Evans.
Les deux collègues, on le voit, en étaient arrivés à examiner avec le plus grand sang-froid l'effroyable destruction dans laquelle ils devaient périr, il y avait en eux une telle somme de haine contre Robur et les siens que le sacrifice de leur propre vie paraissait tout indiqué pour détruire, avec l'_Albatros,_ ceux qu'il emportait dans les airs. Que l'acte fût insensé, odieux même, soit! Mais voilà où ils en étaient arrivés, après cinq semaines de cette existence de colère qui n'avait pu éclater, de rage qui n'avait pu s'assouvir!
« Et Frycollin, dit Phil Evans, avons-nous donc le droit de disposer de sa vie?
- Nous sacrifions bien la nôtre! . répondit Uncle Prudent. »
Il est douteux que Frycollin eût trouvé la raison suffisante.
Immédiatement, Uncle Prudent se mit à l'œuvre, pendant que Phil Evans surveillait les abords du roufle.
Le personnel était toujours occupé à l'avant. Il n'y avait pas à craindre d'être surpris.
Uncle Prudent commença par écraser une petite quantité de poudre de manière à la réduire à l'état de pulvérin. Après l'avoir mouillée légèrement, il la renferma dans une gaine de toile en forme de mèche. L'ayant allumée, il s'assura qu'elle brûlait à raison de cinq centimètres par dix minutes, soit un mètre en trois heures et demie. La mèche fut alors éteinte, puis fortement serrée dans une spirale de corde et ajustée à la capsule de la cartouche.
Ce travail était terminé vers dix heures du soir, sans avoir excité le moindre soupçon.
A ce moment, Phil Evans vint rejoindre son collègue dans la cabine.
Pendant cette journée, les réparations de l'hélice antérieure avaient été très activement conduites; mais il avait fallu la rentrer en dedans pour pouvoir démonter ses branches, qui étaient faussées.
Quant aux piles, aux accumulateurs, rien de tout ce qui produisait la force mécanique de l'_Albatros_ n'avait souffert des violences du cyclone. Il y avait encore de quoi les alimenter pendant quatre ou cinq jours.
La nuit était venue, lorsque Robur et ses hommes interrompirent leur besogne. Le propulseur de l'avant n'était pas encore remis en place. Il fallait encore trois heures de réparations pour qu'il fût prêt à fonctionner. Aussi, après en avoir causé avec Tom Turner, l'ingénieur décida-t-il de donner quelque repos à son personnel brisé de fatigue, et de remettre au lendemain ce qui restait à faire. Ce n'était pas trop, d'ailleurs, de la clarté du jour pour ce travail d'ajustage extrêmement délicat, et auquel les fanaux n'eussent donné qu'une insuffisante lumière.
Voilà ce qu'ignoraient Uncle Prudent et Phil Evans. S'en tenant à ce qu'ils avaient entendu dire à Robur, ils devaient penser que le propulseur de l'avant serait réparé avant la nuit et que l'_Albatros_ aurait immédiatement repris sa marche vers le nord. Ils le croyaient donc détaché de l'île, quand il y était encore retenu par son ancre. Cette circonstance allait faire tourner les choses tout autrement qu'ils l'imaginaient.
Nuit sombre et sans lune. De gros nuages rendaient l'obscurité plus profonde. On sentait déjà qu'une légère brise tendait à s'établir. Quelques souffles venaient du sud-ouest; mais ils ne déplaçaient pas l'_Albatros,_ qui demeurait immobile sur son ancre, dont le câble, tendu verticalement, le retenait au sol.
Uncle Prudent et son collègue, enfermés dans leur cabine, n'échangeaient que peu de mots, écoutant le frémissement des hélices suspensives qui couvraient tous les autres bruits du bord.