Jules Verne

Mais, affronter, au milieu de la nuit polaire, une atmosphère qui peut se refroidir jusqu'à soixante degrés au-dessous de zéro, l'eût-il donc osé? Non, sans doute!

Aussi, après s'être avancé une centaine de kilomètres dans le sud, l'_Albatros_ obliqua-t-il vers l'ouest, de manière à prendre direction sur quelque île inconnue des groupes du Pacifique.

Au-dessous de lui s'étendait la plaine liquide, jetée entre la terre américaine et la terre asiatique. En ce moment, les eaux avaient pris cette couleur singulière qui leur fait donner le nom de mer de lait ». Dans la demi-ombre que ne parvenaient plus à dissiper les rayons affaiblis du soleil, toute la surface du Pacifique était d'un blanc laiteux. On eût dit d'un vaste champ de neige dont les ondulations n'étaient pas sensibles, vues de cette hauteur. Cette portion de mer eût été solidifiée par le froid, convertie en un immense icefield, que son aspect n'eût pas été différent.

On le sait maintenant, ce sont des myriades de particulés lumineuses, de corpuscules phosphorescents, qui produisent ce phénomène. Ce qui pouvait surprendre, c'était de rencontrer cet amas opalescent ailleurs que dans les eaux de l'océan Indien.

Soudain, le baromètre, après s'être tenu assez haut pendant les premières heures de la journée, tomba brusquement. Il y avait évidemment des symptômes dont un navire aurait dû se préoccuper, mais que pouvait dédaigner l'aéronef. Toutefois, on devait le supposer, quelque formidable tempête avait récemment troublé les eaux du Pacifique.

Il était une heure après midi, lorsque Tom Turner, s'approchant de l'ingénieur, lui dit

«Master Robur, regardez donc ce point noir àl'horizon!... Là... tout à fait dans le nord de nous!... Ce ne peut être un rocher?

- Non, Tom, il n'y a pas de terres de ce côté.

- Alors ce doit être un navire ou tout au moins une embarcation.

Uncle Prudent et Phil Evans, qui s'étaient portés àl'avant, regardaient le point indiqué par Tom Turner.

Robur demanda sa lunette marine et se mit à observer attentivement l'objet signalé.

C'est une embarcation, dit-il, et j'affirmerais qu'il y a des hommes à bord.

- Des naufragés? s'écria Tom.

- Oui! des naufragés, qui auront été forcés d'abandonner leur navire, reprit Robur, des malheureux, ne sachant plus où est la terre, peut-être mourant de faim et de soif! Eh bien! il ne sera pas dit que l'_Albatros_ n'aura pas essayé de venir à leur secours!

Un ordre fut envoyé au mécanicien et à ses deux aides. L'aéronef commença à s'abaisser lentement. A cent mètres il s'arrêta, et ses propulseurs le poussèrent rapidement vers le nord.

C'était bien une embarcation. Sa voile battait sur le mât. Faute de vent, elle ne pouvait plus se diriger.

A bord, sans doute, personne n'avait la force de manier un aviron.

Au fond étaient cinq hommes, endormis ou immobilisés par la fatigue, à moins qu'ils ne fussent morts.

L'_Albatros,_ arrivé au-dessus d'eux, descendit lentement. A l'arrière de cette embarcation, on put lire alors le nom du navire auquel elle appartenait, c'était la _Jeannette,_ de Nantes, un navire français que son équipage avait dû abandonner.

« Aoh! » cria Tom Turner.

Et on devait l'entendre, car l'embarcation n'était pas à quatre-vingts pieds au-dessous de lui.

Pas de réponse.

« Un coup de fusil! » dit Rohur.

L'ordre fut exécuté, et la détonation se propagea longuement à la surface des eaux.

On vit alors un des naufragés se relever péniblement, les yeux hagards, une vraie face de squelette.

En apercevant l'_Albatros,_ il eut tout d'abord le geste d'un homme épouvanté. -

« Ne craignez rien! cria Robur en français. Nous venons vous secourir!... Qui êtes-vous?

- Des matelots de la _Jeannette,_ un trois-mâts-barque dont j'étais le second, répondit cet homme. Il y a quinze jours... nous l'avons quitté... au moment où il allait sombrer!... Nous n'avons plus ni eau ni vivres!... »

Les quatre autres naufragés s'étaient peu à peu redressés. Hâves, épuisés, dans un effrayant état de maigreur, ils levaient les mains vers l'aéronef.