Jules Verne

En conséquence, peu de clarté, au-dessus de cette partie du Pacifique méridional qui confine au cercle antarctique. Donc, peu de vue, et, avec la nuit, un froid parfois très vif. Pour y résister, il fallait se vêtir à la mode des Esquimaux ou des Fuégiens. Aussi, comme ces accoutrements ne manquaient point à bord, les deux collègues, bien empaquetés, purent-ils rester sur la plate-forme, ne songeant qu'à leur projet, ne cherchant que l'occasion de l'exécuter. Du reste, ils voyaient peu Robur, et, depuis les menaces échangées de part et d'autre dans le pays de Tombouctou, l'ingénieur et eux ne se parlaient plus.

Quant à Frycollin, il ne sortait guère de la cuisine où François Tapage lui accordait une très généreuse hospitalité, - à la condition qu'il fit l'office d'aide-coq. Cela n'allant pas sans quelques avantages, le Nègre avait très volontiers accepté, avec la permission de son maître. D'ailleurs, ainsi enfermé, il ne voyait rien de ce qui se passait au-dehors et pouvait se croire à l'abri du danger. Ne tenait-il pas de l'autruche, non seulement au physique par son prodigieux estomac, mais au moral par sa rare sottise?

Maintenant, vers quel point du globe allait se diriger l'_Albatros?_ Etait-il admissible qu'en plein hiver il osât s'aventurer au-dessus des mers australes ou des continents du pôle? Dans cette glaciale atmosphère, en admettant que les agents chimiques des piles pussent résister à une pareille congélation, n'était-ce pas la mort pour tout son personnel, l'horrible mort par le froid? Que Robur tentât de franchir le pôle pendant la saison chaude, passe encore! Mais au milieu de cette nuit permanente de l'hiver antarctique, c'eût été l'acte d'un fou!

Ainsi raisonnaient le président et le secrétaire du Weldon-Institute, maintenant entraînés à l'extrémité de ce continent du Nouveau Monde, qui est toujours l'Amérique, mais non celle des Etats-Unis!

Oui! qu'allait faire cet intraitable Robur? Et n'était-ce pas le moment de terminer le voyage en détruisant l'appareil voyageur?

Ce qui est certain, c'est que, pendant cette journée du 24 juillet, l'ingénieur eut de fréquents entretiens avec son contremaître. A plusieurs reprises, Tom Turner et lui consultèrent le baromètre, - non plus, cette fois, pour évaluer la hauteur atteinte, mais pour relever les indications relatives au temps. Sans doute, quelques symptômes se produisaient dont il convenait de tenir compte.

Uncle Prudent crut aussi remarquer que Robur cherchait à inventorier ce qui lui restait d'approvisionnements en tous genres, aussi bien pour l'entretien des machines propulsives et suspensives de l'aéronef que pour celui des machines humaines, dont le fonctionnement ne devait pas être moins assuré à bord.

Tout cela semblait annoncer des projets de retour.

« De retour!... disait Phil Evans. En quel endroit?

- Là où ce Robur peut se ravitailler, répondait Uncle Prudent.

- Ce doit être quelque île perdue de l'océan Pacifique, avec une colonie de scélérats, dignes de leur chef.

- C'est mon avis, Phil Evans. Je crois, en effet, qu'il songe à laisser porter dans l'ouest, et, avec la vitesse dont il dispose, il aura rapidement atteint son but.

- Mais nous ne pourrons plus mettre nos projets à exécution.., s'il y arrive...

Il n'y arrivera pas, Phil Evans! »

Evidemment, les deux collègues avaient en partie deviné les plans de l'ingénieur. Pendant cette journée, il ne fut plus douteux que l'_Albatros,_ après s'être avancé vers les limites de la mer Antarctique, allait définitivement rétrograder. Lorsque les glaces auraient envahi ces parages jusqu'au cap Horn, toutes les basses régions du Pacifique seraient couvertes d'icefields et d'icebergs. La banquise formerait alors une barrière impénétrable aux plus solides navires comme aux plus intrépides jsavigateurs.

Certes, en battant plus rapidement de l'aile, l'_Albatros_ pouvait franchir les montagnes de glace, accumulées sur l'Océan, puis les montagnes de terre, dressées sur le continent du pôle - si c'est un continent qui forme la calotte australe.