A bord, on vivait d'une existence commune, d'une vie de famille, en gens heureux qui ne se cachaient pas de l'être. Mais enfin, quel était ce Robur? D'où venait-il? Quel avait été son passé? Autant d'énigmes impossibles à résoudre, et celui qui en était l'objet ne consentirait jamais, sans doute, à en donner le mot.
Qu'on ne s'étonne donc pas si cette situation, toute faite de problèmes insolubles, devait surexciter les deux collègues. Se sentir ainsi emportés dans l'inconnu, ne pas entrevoir l'issue d'une pareille aventure, douter même si jamais elle aurait une fin, être condamnés à l'aviation perpétuelle, n'y avait-il pas de quoi pousser à quelque extrémité terrible le président et le secrétaire du Weldon-Institute?
En attendant, depuis cette soirée du ii juillet, l'_Albatros_ filait au-dessus de l'Atlantique. Le lendemain, lorsque le soleil apparut, il se leva sur cette ligne circulaire où viennent se confondre le ciel et l'eau. Pas une seule terre en vue, si vaste que fût le champ de vision. L'Afrique avait' disparu sous l'horizon du nord.
Lorsque Frycollin se fut hasardé hors de sa cabine, lorsqu'il vit toute cette mer au-dessous de lui, la peur le reprit au galop. Au-dessous n'est pas le mot juste, mieux vaudrait dire autour de lui, car, pour un observateur placé dans ces zones élevées, l'abîme semble l'entourer de toutes parts, et l'horizon, relevé à son niveau, semble reculer, sans qu'on puisse jamais en atteindre les bords.
Sans doute, Frycollin ne s'expliquait pas physiquement cet effet, mais il le sentait moralement. Cela suffisait pour provoquer en lui « cette horreur de l'abîme », dont certaines natures, braves cependant, ne peuvent se dégager. En tout cas, par prudence, le Nègre ne se répandit pas en récriminations. Les yeux fermés, les bras tâtonnants, il rentra dans sa cabine avec la perspective d'y rester longtemps.
En effet, sur les trois cent soixante-quatorze millions cinquante-sept mille neuf cent douze kilomètres carrés _[La surface des terres est de 136051 371 kilomètres carrés]_ qui représentent la superficie des mers, l'Atlantique en occupe plus du quart. Or, il ne semblait pas que l'ingénieur fût pressé dorénavant. Aussi n'avait-il pas donné ordre de pousser l'appareil à toute vitesse. D'ailleurs, l'_Albatros_ n'aurait pu retrouver la rapidité qui l'avait emporté au-dessus de l'Europe à raison de deux cents kilomètres à l'heure. En cette région où dominent les courants du sud-ouest, il avait le vent debout, et, bien que ce vent fût faible encore, il ne laissait pas de lui donner prise.
Dans cette zone intertropicale, les plus récents travaux des météorologistes, appuyés sur un grand nombre d'observations, ont permis de reconnaître qu'il y a une convergence des alizés, soit vers le Sahara, soit vers le golfe du Mexique. En dehors de la région. des calmes, ou ils viennent de l'ouest et portent vers l'Afrique, ou ils viennent de l'est et portent vers le Nouveau Monde, -au moins durant la saison chaude.
L'_Albatros_ ne chercha donc point à lutter contre les brises contraires de toute la puissance de ses propulseurs. Il se contenta d'une allure modérée, qui dépassait, d'ailleurs, celle des plus rapides transatlantiques.
Le 13 juillet, l'aéronef traversa la ligne équinoxiale, -ce qui fut annoncé à tout le personnel.
C'est ainsi que Uncle Prudent et Phil Evans apprirent qu'ils venaient de quitter l'hémisphère boréal pour l'hémisphère austral. Ce passage de la ligne n'entraîna aucune des épreuves et cérémonies dont il est accompagné à bord de certains navires de guerre ou de commerce.
Seul, François Tapage se contenta de verser une pinte d'eau dans le cou de Frycollin; mais, comme ce baptême fut suivi de quelques verres de gin, le Nègre se déclara prêt à passer la ligne autant de fois qu'on le voudrait, pourvu que ce ne fût pas sur le dos d'un oiseau mécanique qui ne lui inspirait aucune confiance.
Dans la matinée du 15, l'_Albatros_ fila entre les îles de l'Ascension et de Sainte-Hélène, - toutefois plus près de cette dernière, dont les hautes terres se montrèrent à l'horizon pendant quelques heures.