Il s'était donc tenu a l'écart.
Alcide Jolivet, depuis le moment où son confrère était tombé près de lui, ne lui avait pas ménagé ses soins. Pendant le trajet de Kolyvan au camp, c'est-à-dire pendant plusieurs heures de marche, Harry Blount, appuyé au bras de son rival, avait pu suivre le convoi des prisonniers. Sa qualité de sujet anglais, il voulut d'abord la faire valoir, mais elle ne le servit en aucune façon vis-à-vis de barbares qui ne répondaient qu'à coups de lance ou de sabre. Le correspondant du _Daily-Telegraph_ dut donc subir le sort commun, quitte à réclamer plus tard et à obtenir satisfaction d'un pareil traitement. Mais ce trajet n'en fut pas moins très-pénible pour lui, car sa blessure le faisait souffrir, et, sans l'assistance d'Alcide Jolivet, peut-être n'eût-il pu atteindre le camp.
Alcide Jolivet, que sa philosophie pratique n'abandonnait jamais, avait physiquement et moralement réconforté son confrère par tous les moyens en son pouvoir. Son premier soin, lorsqu'il se vit définitivement enfermé dans l'enclos, fut de visiter la blessure d'Harry Blount. Il parvint à lui retirer très-adroitement son habit et reconnut que son épaule avait été seulement frôlée par un éclat de mitraille.
«Ce n'est rien, dit-il. Une simple éraflure! Après deux ou trois pansements, cher confrère, il n'y paraîtra plus!
--Mais ces pansements?... demanda Harry Blount.
--Je vous les ferai moi-même!
--Vous êtes donc un peu médecin?
--Tous les Français sont un peu médecins!»
Et sur cette affirmation, Alcide Jolivet, déchirant son mouchoir, fit de la charpie de l'un des morceaux, des tampons de l'autre, prit de l'eau à un puits creusé au milieu de l'enclos, lava la blessure, qui, fort heureusement, n'était pas grave, et disposa avec beaucoup d'adresse les linges mouillés sur l'épaule d'Harry Blount.
«Je vous traite par l'eau, dit-il. Ce liquide est encore le sédatif le plus efficace que l'on connaisse pour le traitement des blessures, et il est le plus employé maintenant. Les médecins ont mis six mille ans à découvrir cela! Oui! six mille ans en chiffres ronds!
--Je vous remercie, monsieur Jolivet, répondit Harry Blount, en s'étendant sur une couche de feuilles mortes, que son compagnon lui arrangea à l'ombre d'un bouleau.
--Bah! il n'y a pas de quoi! Vous en feriez autant à ma place!
--Je n'en sais rien... répondit un peu naïvement Harry Blount.
--Farceur, va! Tous les Anglais sont généreux!
--Sans doute, mais les Français....?
--Eh bien, les Français sont bons, ils sont même bêtes, si vous voulez! Mais ce qui les rachète, c'est qu'ils sont Français! Ne parlons plus de cela, et même, si vous m'en croyez, ne parlons plus du tout. Le repos vous est absolument nécessaire.»
Mais Harry Blount n'avait aucune envie de se taire. Si le blessé devait, par prudence, songer au repos, le correspondant du _Daily-Telegraph_ n'était pas homme à s'écouter.
«Monsieur Jolivet, demanda-t-il, croyez-vous que nos dernières dépêches aient pu passer la frontière russe?
--Et pourquoi pas? répondit Alcide Jolivet. A l'heure qu'il est, je vous assure que ma bienheureuse cousine sait à quoi s'en tenir sur l'affaire de Kolyvan!
--A combien d'exemplaires tire t-elle ses dépêches, votre cousine? demanda Harry Blount, qui, pour la première fois, posa cette question directe à son confrère.
--Bon! répondit en riant Alcide Jolivet. Ma cousine est une personne fort discrète, qui n'aime pas qu'on parle d'elle et qui serait désespérée si elle troublait le sommeil dont vous avez besoin.
--Je ne veux pas dormir, répondit l'Anglais.--Que doit penser votre cousine des affaires de la Russie?
--Qu'elles semblent en mauvais chemin pour le moment. Mais bah! le gouvernement moscovite est puissant, il ne peut vraiment s'inquiéter d'une invasion de barbares, et la Sibérie ne lui échappera pas.
--Trop d'ambition a perdu les plus grands empires! répondit Harry Blount, qui n'était pas exempt d'une certaine jalousie «anglaise» à l'endroit des prétentions russes dans l'Asie centrale.