--Oh! ne parlons pas politique! s'écria Alcide Jolivet. C'est défendu par la Faculté! Rien de plus mauvais pour les blessures à l'épaule!... à moins que ce ne soit pour vous endormir!
--Parlons alors de ce qu'il nous reste à faire, répondit Harry Blount. Monsieur Jolivet, je n'ai pas du tout l'intention de rester indéfiniment prisonnier de ces Tartares.
--Ni moi, pardieu!
--Nous sauverons-nous à la première occasion?
--Oui, s'il n'y a pas d'autre moyen de recouvrer notre liberté.
--En connaissez-vous un autre? demanda Harry Blount, en regardant son compagnon.
--Certainement! Nous ne sommes pas des belligérants, nous sommes des neutres, et nous réclamerons!
--Près de cette brute de Féofar-Khan?
--Non, il ne comprendrait pas, répondit Alcide Jolivet, mais près de son lieutenant Ivan Ogareff.
--C'est un coquin!
--Sans doute, mais ce coquin est Russe. Il sait qu'il ne faut pas badiner avec le droit des gens, et il n'a aucun intérêt à nous retenir, au contraire. Seulement, demander quelque chose à ce monsieur-là, ça ne me va pas beaucoup!
--Mais ce monsieur-là n'est pas au camp, ou du moins je ne l'y ai pas vu, fit observer Harry Blount.
--Il y viendra. Cela ne peut manquer. Il faut qu'il rejoigne l'émir. La Sibérie est coupée en deux maintenant, et très-certainement l'armée de Féofar n'attend plus que lui pour se porter sur Irkoutsk.
--Et une fois libres, que ferons-nous?
--Une fois libres, nous continuerons notre campagne, et nous suivrons les Tartares, jusqu'au moment où les événements nous permettront de passer dans le camp opposé. Il ne faut pas abandonner la partie, que diable! Nous ne faisons que commencer. Vous, confrère, vous avez déjà eu la chance d'être blessé au service du _Daily-Telegraph_, tandis que moi, je n'ai encore rien reçu au service de ma cousine. Allons, allons!--Bon, murmura Alcide Jolivet, le voilà qui s'endort! Quelques heures de sommeil et quelques compresses d'eau fraîche, il n'en faut pas plus pour remettre un Anglais sur pied. Ces gens-la sont fabriqués en tôle!»
Et pendant qu'Harry Blount reposait, Alcide Jolivet veilla près de lui, après avoir tiré son carnet, qu'il chargea de notes, très-décidé, d'ailleurs, à les partager avec son confrère, pour la plus grande satisfaction des lecteurs du _Daily-Telegraph_. Les événements les avaient réunis l'un à l'autre. Ils n'en étaient plus à se jalouser.
Ainsi donc, ce que redoutait au-dessus de tout Michel Strogoff était précisément l'objet des plus vifs désirs des deux journalistes. L'arrivée d'Ivan Ogareff pouvait évidemment servir ceux-ci, car, leur qualité de correspondants anglais et français une fois reconnue, rien de plus probable qu'ils fussent mis en liberté. Le lieutenant de l'émir saurait faire entendre raison à Féofar, qui n'eût pas manqué de traiter des journalistes comme de simples espions. L'intérêt d'Alcide Jolivet et d'Harry Blount était donc contraire à l'intérêt de Michel Strogoff. Celui-ci avait bien compris cette situation, et ce fut une nouvelle raison, ajoutée à plusieurs autres, qui le porta a éviter tout rapprochement avec ses anciens compagnons de voyage. Il s'arrangea donc de manière à ne pas être aperçu d'eux.
Quatre jours se passèrent, pendant lesquels l'état de choses ne fut aucunement modifié. Les prisonniers n'entendirent point parler de la levée du camp tartare. Ils étaient surveillés sévèrement. Il leur eût été impossible de traverser le cordon de fantassins et de cavaliers qui les gardaient nuit et jour. Quant a la nourriture qui leur était attribuée, elle leur suffisait à peine. Deux fois par vingt-quatre heures, on leur jetait un morceau d'intestins de chèvres, grillés sur les charbons, ou quelques portions de ce fromage appelé «kroute», fabriqué avec du lait aigre de brebis, et qui, trempé de lait de jument, forme le mets kinghis le plus communément nommé «koumyss». Et c'était tout. Il faut ajouter aussi que le temps devint détestable. Il se produisit de grandes perturbations atmosphériques, qui amenèrent des bourrasques mêlées de pluie.