Toutefois, il éprouva alors un insurmontable besoin de savoir quel était cet homme qui l'avait frappé, d'où il venait, où il allait. Quant à sa figure, les traits en étaient si bien gravés dans sa mémoire, qu'il ne pouvait craindre de les oublier jamais.
Michel Strogoff fit demander le maître de poste.
Celui-ci, un Sibérien de vieille roche, vint aussitôt, et, regardant le jeune homme d'un peu haut, il attendit d'être interrogé.
«Tu es du pays? lui demanda Michel Strogoff.
--Oui.
--Connais-tu cet homme qui a pris mes chevaux?
--Non.
--Tu ne l'as jamais vu?
--Jamais!
--Qui crois-tu que soit cet homme?
--Un seigneur qui sait se faire obéir!»
Le regard de Michel Strogoff entra comme un poignard dans le coeur du Sibérien, mais la paupière du maître de poste ne se baissa pas.
«Tu te permets de me juger! s'écria Michel Strogoff.
--Oui, répondit le Sibérien, car il est des choses qu'un simple marchand lui-même ne reçoit pas sans les rendre!
--Les coups de fouet?
--Les coups de fouet, jeune homme! Je suis d'âge et de force à te le dire!»
Michel Strogoff s'approcha du maître de poste et lui posa ses deux puissantes mains sur les épaules.
Puis, d'une voix singulièrement calme:
«Va-t'en, mon ami, lui dit-il, va-t'en! Je te tuerais!»
Le maître de poste, cette fois, avait compris.
«Je l'aime mieux comme ça,» murmura-t-il.
Et il se retira sans ajouter un mot.
Le lendemain, 24 juillet, à huit heures du matin, le tarentass était attelé de trois vigoureux chevaux. Michel Strogoff et Nadia y prirent place, et Ichim, dont tous les deux devaient garder un si terrible souvenir, eut bientôt disparu derrière un coude de la route.
Aux divers relais où il s'arrêta pendant cette journée, Michel Strogoff put constater que la berline le précédait toujours sur la route d'Irkoutsk, et que le voyageur, aussi pressé que lui, ne perdait pas un instant en traversant la steppe.
À quatre heures du soir, soixante-quinze verstes plus loin, à la station d'Abatskaia, la rivière d'Ichim, l'un des principaux affluents de l'Irtyche, dut être franchie.
Ce passage fut un peu plus difficile que celui du Tobol. En effet, le courant de l'Ichim était assez rapide en cet endroit. Pendant l'hiver sibérien, tous ces cours d'eau de la steppe, gelés sur une épaisseur de plusieurs pieds, sont aisément praticables, et le voyageur les traverse même sans s'en apercevoir, car leur lit a disparu sous l'immense nappe blanche qui recouvre uniformément la steppe, mais, en été, les difficultés peuvent être grandes à les franchir.
En effet, deux heures furent employées au passage de l'Ichim,--ce qui exaspéra Michel Strogoff, d'autant plus que les bateliers lui donnèrent d'inquiétantes nouvelles de l'invasion tartare.
Voici ce qui se disait:
Quelques éclaireurs de Féofar-Khan auraient déjà paru sur les deux rives de l'Ichim inférieur, dans les contrées méridionales du gouvernement de Tobolsk. Omsk était très-menacé. On parlait d'un engagement qui avait eu lieu entre les troupes sibériennes et tartares sur la frontière des grandes hordes kirghises,--engagement qui n'avait pas été à l'avantage des Russes, trop faibles sur ce point. De là, repliement de ces troupes, et, par suite, émigration générale des paysans de la province. On racontait d'horribles atrocités commises par les envahisseurs, pillage, vol, incendie, meurtres. C'était le système de la guerre à la tartare. On fuyait donc de tous côtés l'avant-garde de Féofar-Khan. Aussi, devant ce dépeuplement des bourgs et des hameaux, la plus grande crainte de Michel Strogoff était-elle que les moyens de transport ne vinssent à lui manquer. Il avait donc une hâte extrême d'arriver à Omsk. Peut-être, au sortir de cette ville, pourrait-il prendre l'avance sur les délateurs tartares qui descendaient la vallée de l'Irtyche, et retrouver la route libre jusqu'à Irkoutsk.
C'est à cet endroit même, où le tarentass venait de franchir le fleuve, que se termine ce qu'on appelle en langage militaire la «chaîne d'Ichim», chaîne de tours ou de fortins en bois, qui s'étend depuis la frontière sud de la Sibérie sur un espace de quatre cents verstes environ (427 kilomètres).