Autrefois, ces fortins étaient occupés par des détachements de Cosaques, et ils protégeaient la contrée aussi bien contre les Kirghis que contre les Tartares. Mais, abandonnés, depuis que le gouvernement moscovite croyait ces hordes réduites à une soumission absolue, ils ne pouvaient plus servir, précisément alors qu'ils auraient été si utiles. La plupart de ces fortins venaient d'être réduits en cendres, et quelques fumées que les bateliers montrèrent à Michel Strogoff, tourbillonnant au-dessus de l'horizon méridional, témoignaient de l'approche de l'avant-garde tartare.
Dès que le bac eut déposé le tarentass et son attelage sur la rive droite de l'Ichim, la route de la steppe fut reprise à toute vitesse.
Il était sept heures du soir. Le temps était très-couvert. Aussi, à plusieurs reprises, tomba-t-il une pluie d'orage, qui eut pour résultat d'abattre la poussière et de rendre les chemins meilleurs.
Michel Strogoff, depuis le relais d'Ichim, était demeuré taciturne. Cependant il était toujours attentif à préserver Nadia des fatigues de cette course sans trêve ni repos, mais la jeune fille ne se plaignait pas. Elle eût voulu donner des ailes aux chevaux du tarentass. Quelque chose lui criait que son compagnon avait plus de hâte encore qu'elle-même d'arriver à Irkoutsk, et combien de verstes les en séparaient encore!
Il lui vint aussi à la pensée que si Omsk était envahie par les Tartares, la mère de Michel Strogoff, qui habitait cette ville, courrait des dangers dont son fils devait extrêmement s'inquiéter, et que cela suffisait à expliquer son impatience d'arriver près d'elle.
Nadia crut donc, à un certain moment, devoir lui parler de la vieille Marfa, de l'isolement où elle pourrait se trouver au milieu de ces graves événements.
«Tu n'as reçu aucune nouvelle de ta mère depuis le début de l'invasion? lui demanda-t-elle.
--Aucune, Nadia. La dernière lettre que ma mère m'a écrite date déjà de deux mois, mais elle m'apportait de bonnes nouvelles. Marfa est une femme énergique, une vaillante Sibérienne. Malgré son âge, elle a conservé toute sa force morale. Elle sait souffrir.
--J'irai la voir, frère, dit Nadia vivement. Puisque tu me donnes ce nom de soeur, je suis la fille de Marfa!»
Et, comme Michel Strogoff ne répondait pas: «Peut-être, ajouta-t-elle, ta mère a-t-elle pu quitter Omsk?
--Cela est possible, Nadia, répondit Michel Strogoff, et même j'espère qu'elle aura gagné Tobolsk. La vieille Marfa a la haine du Tartare. Elle connaît la steppe, elle n'a pas peur, et je souhaite qu'elle ait pris son bâton et redescendu les rives de l'Irtyche. Il n'y a pas un endroit de la province qui ne soit connu d'elle. Combien de fois a-t-elle parcouru tout le pays avec le vieux père, et combien de fois, moi-même enfant, les ai-je suivis dans leurs courses à travers le désert sibérien! Oui, Nadia, j'espère que ma mère aura quitté Omsk!
--Et quand la verras-tu?
--Je la verrai... au retour.
--Cependant, si ta mère est à Omsk, tu prendras bien une heure pour aller l'embrasser?
--Je n'irai pas l'embrasser!
--Tu ne la verras pas?
--Non, Nadia...! répondit Michel Strogoff, dont la poitrine se gonflait et qui comprenait qu'il ne pourrait continuer de répondre aux questions de la jeune fille.
--Tu dis: non! Ah! frère, pour quelles raisons, si ta mère est à Omsk, peux-tu refuser de la voir?
--Pour quelles raisons, Nadia! Tu me demandes pour quelles raisons! s'écria Michel Strogoff d'une voix si profondément altérée que la jeune fille en tressaillit. Mais pour les raisons qui m'ont fait patient jusqu'à la lâcheté avec le misérable dont...»
Il ne put achever sa phrase.
«Calme-toi, frère, dit Nadia de sa voix la plus douce. Je ne sais qu'une chose, ou plutôt je ne la sais pas, je la sens! C'est qu'un sentiment domine maintenant toute ta conduite: celui d'un devoir plus sacré, s'il en peut être un, que celui qui lie le fils à la mère!»
Nadia se tut, et, de ce moment, elle évita tout sujet de conversation qui pût se rapporter à la situation particulière de Michel Strogoff. Il y avait là quelque secret à respecter.