Jules Verne

Il aurait pu ressaisir cette corde à deux mains, en sacrifiant l'enfant qu'il soutenait d'un bras... Il n'y voulut même pas penser.

Cependant, Jack Ryan et ses compagnons, surexcités par les cris d'Harry, halaient plus vivement.

Harry crut qu'il ne pourrait tenir bon jusqu'à ce qu'il fût remonté à l'orifice du puits. Sa face s'injecta. Il ferma un instant les yeux, s'attendant à tomber dans l'abîme, puis il les rouvrit...

Mais, au moment où il allait lâcher la corde, qu'il ne tenait plus que par son extrémité, il fut saisi et déposé sur le sol avec l'enfant.

La réaction se fit alors, et Harry tomba sans connaissance entre les bras de ses camarades.

XV

Nell au cottage

Deux heures après, Harry, qui n'avait pas aussitôt recouvré ses sens, et l'enfant, dont la faiblesse était extrême, arrivaient au cottage avec l'aide de Jack Ryan et de ses compagnons.

Là, le récit de ces événements fut fait au vieil overman, et Madge prodigua ses soins à la pauvre créature, que son fils venait de sauver.

Harry avait cru retirer un enfant de l'abîme... C'était une jeune fille de quinze à seize ans, au plus. Son regard vague et plein d'étonnement, sa figure maigre, allongée par la souffrance, son teint de blonde que la lumière ne semblait avoir jamais baigné, sa taille frêle et petite, tout en faisait un être à la fois bizarre et charmant. Jack Ryan, avec quelque raison, la compara à un farfadet d'aspect un peu surnaturel. Était-ce dû aux circonstances particulières, au milieu exceptionnel dans lequel cette jeune fille avait peut-être vécu jusqu'alors, mais elle paraissait n'appartenir qu'à demi à l'humanité. Sa physionomie était étrange. Ses yeux, que l'éclat des lampes du cottage semblait fatiguer, regardaient confusément, comme si tout eût été nouveau pour eux.

A cet être singulier, alors déposé sur le lit de Madge et qui revint à la vie comme s'il sortait d'un long sommeil, la vieille Écossaise adressa d'abord la parole :

« Comment te nommes-tu ? lui demanda-t-elle.

-- Nell, répondit la jeune fille.

-- Nell, reprit Madge, souffres-tu ?

-- J'ai faim, répondit Nell. Je n'ai pas mangé depuis... depuis... »

A ce peu de mots qu'elle venait de prononcer, on sentait que Nell n'était pas habituée à parler. La langue dont elle se servait était ce vieux gaélique, dont Simon Ford et les siens faisaient souvent usage.

Sur la réponse de la jeune fille, Madge lui apporta aussitôt quelques aliments. Nell se mourait de faim. Depuis quand était elle au fond de ce puits ? on ne pouvait le dire.

« Combien de jours as-tu passés là-bas, ma fille ? » demanda Madge.

Nell ne répondit pas. Elle ne semblait pas comprendre la question qui lui était faite.

« Depuis combien de jours ?... reprit Madge.

-- Jours ?... » répondit Nell, pour qui ce mot semblait être dépourvu de toute signification.

Puis, elle secoua la tête comme une personne qui ne comprend pas ce qu'on lui demande.

Madge avait pris la main de Nell et la caressait pour lui donner toute confiance :.

« Quel âge as-tu, ma fille ? » demanda-t-elle, en lui faisant de bons yeux, bien rassurants.

Même signe négatif de Nell.

« Oui, oui, reprit Madge, combien d'années ?

-- Années ?... » répondit Nell.

Et ce mot, pas plus que le mot « jour », ne parut avoir de signification pour la jeune fille.

Simon Ford, Harry, Jack Ryan et ses compagnons la regardaient avec un double sentiment de pitié et de sympathie. L'état de ce pauvre être, vêtu d'une misérable cotte de grosse étoffe, était bien fait pour les impressionner.

Harry, plus que tout autre, se sentait irrésistiblement attiré par l'étrangeté même de Nell.

Il s'approcha alors. Il prit dans sa main la main que Madge venait d'abandonner. Il regarda bien en face Nell, dont les lèvres ébauchèrent une sorte de sourire, et il lui dit :

« Nell... là-bas.., dans la houillère... étais-tu seule ?

-- Seule ! seule ! » s'écria la jeune fille en se redressant.

Sa physionomie décelait alors l'épouvante.