Jules Verne

Aussi, Jack Ryan possédait-il tout un répertoire de légendes sur les Dames de feu, et ne se trouvait-il jamais à court, quand il s'agissait d'en conter à leur sujet !

Donc, pendant cette dernière veillée, bien arrosée d'ale, de brandy et de whisky, qui avait terminé la fête du clan d'Irvine, Jack Ryan n'avait pas manqué de reprendre son thème favori, au grand plaisir et peut-être au grand effroi de ses auditeurs.

La veillée se faisait dans une vaste grange de la ferme de Melrose, sur la limite du littoral. Un bon feu de coke brûlait dans un large trépied de tôle, au milieu de l'assemblée.

Il y avait gros temps au-dehors. Des brumes épaisses roulaient sur les lames, qu'une forte brise de sud-ouest amenait du large. Une nuit très noire, pas une seule éclaircie dans les nuages, la terre, le ciel et l'eau se confondant dans de profondes ténèbres, c'était là de quoi rendre difficiles les atterrages de la baie d'Irvine, si quelque navire s'y fût aventuré avec ces vents qui battaient en côte.

Le petit port d'Irvine n'est pas très fréquenté, -- du moins par les navires d'un certain tonnage. C'est un peu plus au nord que les bâtiments de commerce, à voiles ou vapeur, attaquent la terre, lorsqu'ils veulent donner dans le golfe de Clyde. Ce soir-là, cependant, quelque pêcheur, attardé sur le rivage, eût aperçu, non sans surprise, un navire qui se dirigeait vers la côte. Si le jour se fût fait tout à coup, ce n'est plus avec surprise, mais avec effroi, que ce bâtiment eût été vu, courant vent arrière, avec toute la toile qu'il pouvait porter. L'entrée du golfe manquée, il n'existait aucun refuge entre les roches formidables du littoral. Si cet imprudent navire s'obstinait à s'en approcher encore, comment parviendrait-il à se relever ?

La veillée allait finir sur une dernière histoire de Jack Ryan. Ses auditeurs, transportés dans le monde des fantômes, étaient bien dans les conditions voulues pour faire acte de crédulité, le cas échéant.

Tout à coup, des cris retentirent au-dehors.

Jack Ryan suspendit aussitôt son récit, et tous quittèrent précipitamment la grange.

La nuit était profonde. De longues rafales de pluie et de vent couraient à la surface de la grève.

Deux ou trois pêcheurs, arc-boutés près d'un rocher, afin de mieux résister aux poussées de l'air, appelaient avec de grands éclats de voix.

Jack Ryan et ses compagnons coururent à eux.

Ces cris, ce n'était pas aux habitants de la ferme qu'ils s'adressaient, mais à un équipage qui, sans le savoir, courait à sa perte.

En effet, une masse sombre apparaissait confusément à quelques encablures au large. C'était un navire, bien reconnaissable à ses feux de position, car il portait à sa hune de misaine un feu blanc, à tribord un feu vert, à bâbord un feu rouge. On le voyait donc par l'avant, et il était manifeste qu'il se dirigeait à toute vitesse vers la côte.

« Un navire en perdition ? s'écria Jack Ryan.

-- Oui, répondit un des pêcheurs, et maintenant il voudrait virer de bord, qu'il ne le pourrait plus !

-- Des signaux, des signaux ! cria l'un des Écossais.

-- Lesquels ? répliqua le pêcheur. Par cette bourrasque, on ne pourrait pas tenir une torche allumée ! »

Et, pendant que ces propos s'échangeaient rapidement, de nouveaux cris étaient poussés. Mais comment eût-on pu les entendre au milieu de cette tempête ? L'équipage du navire n'avait plus aucune chance d'échapper au naufrage.

« Pourquoi manoeuvrer ainsi ? s'écriait un marin.

-- Veut-il donc faire côte ? répondit un autre.

-- Le capitaine n'a donc pas eu connaissance du feu d'Irvine ? demanda Jack Ryan.

-- Il faut le croire, répondit un des pêcheurs, à moins qu'il n'ait été trompé par quelque... »

Le pêcheur n'avait pas achevé sa phrase, que Jack Ryan poussait un formidable cri. Fut-il entendu de l'équipage ? En tout cas, il était trop tard pour que le bâtiment pût se relever de la ligne des brisants qui blanchissait dans les ténèbres.

Mais ce n'était pas, comme on aurait pu le croire, un suprême avertissement que Jack Ryan avait tenté de faire parvenir au bâtiment en perdition.