Jules Verne

Ah ! Marcel, que de beaux rêves ! Et quand je sens que par toi et avec toi, je pourrai en voir accomplir une partie, je me demande pourquoi... oui ! pourquoi je n'ai pas deux fils !... pourquoi tu n'es pas le frère d'Octave !... A nous trois, rien ne m'eût paru impossible !... >>

XIX UNE AFFAIRE DE FAMILLE

Peut-être, dans le courant de ce récit, n'a-t-il pas été suffisamment question des affaires personnelles de ceux qui en sont les héros. C'est une raison de plus pour qu'il soit permis d'y revenir et de penser enfin à eux pour eux-mêmes.

Le bon docteur, il faut le dire, n'appartenait pas tellement à l'être collectif, à l'humanité, que l'individu tout entier disparût pour lui, alors même qu'il venait de s'élancer en plein idéal. Il fut donc frappé de la pâleur subite qui venait de couvrir le visage de Marcel à ses dernières paroles. Ses yeux cherchèrent à lire dans ceux du jeune homme le sens caché de cette soudaine émotion. Le silence du vieux praticien interrogeait le silence du jeune ingénieur et attendait peut- être que celui-ci le rompît ; mais Marcel, redevenu maître de lui par un rude effort de volonté, n'avait pas tardé à retrouver tout son sang- froid. Son teint avait repris ses couleurs naturelles, et son attitude n'était plus que celle d'un homme qui attend la suite d'un entretien commencé.

Le docteur Sarrasin, un peu impatienté peut-être de cette prompte reprise de Marcel par lui-même, se rapprocha de son jeune ami ; puis, par un geste familier de sa profession de médecin, il s'empara de son bras et le tint comme il eût fait de celui d'un malade dont il aurait voulu discrètement ou distraitement tâter le pouls.

Marcel s'était laissé faire sans trop se rendre compte de l'intention du docteur, et comme il ne desserrait pas les lèvres :

<< Mon grand Marcel, lui dit son vieil ami, nous reprendrons plus tard notre entretien sur les futures destinées de Stahlstadt. Mais il n'est pas défendu, alors même qu'on se voue à l'amélioration du sort de tous, de s'occuper aussi du sort de ceux qu'on aime, de ceux qui vous touchent de plus près. Eh bien, je crois le moment venu de te raconter ce qu'une jeune fille, dont je te dirai le nom tout à l'heure, répondait, il n'y a pas longtemps encore, à son père et à sa mère, à qui, pour la vingtième fois depuis un an, on venait de la demander en mariage. Les demandes étaient pour la plupart de celles que les plus difficiles auraient eu le droit d'accueillir, et cependant la jeune fille répondait non, et toujours non ! >>

A ce moment, Marcel, d'un mouvement un peu brusque, dégagea son poignet resté jusque-là dans la main du docteur. Mais, soit que celui-ci se sentît suffisamment édifié sur la santé de son patient, soit qu'il ne se fût pas aperçu que le jeune homme lui eût retiré tout à la fois son bras et sa confiance, il continua son récit sans paraître tenir compte de ce petit incident.

<< "Mais enfin, disait à sa fille la mère de la jeune personne dont je te parle, dis-nous au moins les raisons de ces refus multipliés. Education, fortune, situation honorable, avantages physiques, tout est là ! Pourquoi ces non si fermes, si résolus, si prompts, à des demandes que tu ne te donnes pas même la peine d'examiner ? Tu es moins péremptoire d'ordinaire !"

<< Devant cette objurgations de sa mère, la jeune fille se décida enfin à parler, et alors, comme c'est un esprit net et un coeur droit, une fois résolue à rompre le silence, voici ce qu'elle dit :

<< "Je vous réponds non avec autant de sincérité que j'en mettrais à vous répondre oui, chère maman, si oui était en effet prêt à sortir de mon coeur. Je tombe d'accord avec vous que bon nombre des partis que vous m'offrez sont à des degrés divers acceptables ; mais, outre que j'imagine que toutes ces demandes s'adressent beaucoup plus à ce qu'on appelle le plus beau, c'est-à-dire le plus riche parti de la ville, qu'à ma personne, et que cette idée-là ne serait pas pour me donner l'envie de répondre oui, j'oserai vous dire, puisque vous le voulez, qu'aucune de ces demandes n'est celle que j'attendais, celle que j'attends encore, et j'ajouterai que, malheureusement, celle que j'attends pourra se faire attendre longtemps, si jamais elle arrive !

<< - Eh quoi ! mademoiselle, dit la mère stupéfaite, vous...