Jules Verne

<< Elle n'acheva pas sa phrase, faute de savoir comment la terminer, et dans sa détresse, elle tourna vers son mari des regards qui imploraient visiblement aide et secours.

<< Mais, soit qu'il ne tînt pas à entrer dans cette bagarre, soit qu'il trouvât nécessaire qu'un peu plus de lumière se fît entre la mère et la fille avant d'intervenir, le mari n'eut pas l'air de comprendre, si bien que la pauvre enfant, rouge d'embarras et peut-être aussi d'un peu de colère, prit soudain le parti d'aller jusqu'au bout.

<< "Je vous ai dit, chère mère, reprit-elle, que la demande que j'espérais pourrait bien se faire attendre longtemps, et qu'il n'était même pas impossible qu'elle ne se fît jamais. J'ajoute que ce retard, fût-il indéfini, ne saurait ni m'étonner ni me blesser. J'ai le malheur d'être, dit-on, très riche ; celui qui devrait faire cette demande est très pauvre ; alors il ne la fait pas et il a raison. C'est à lui d'attendre...

<< - Pourquoi pas à nous d'arriver ? " dit la mère voulant peut-être arrêter sur les lèvres de sa fille les paroles qu'elle craignait d'entendre.

<< Ce fut alors que le mari intervint.

<< "Ma chère amie, dit-il en prenant affectueusement les deux mains de sa femme, ce n'est pas impunément qu'une mère aussi justement écoutée de sa fille que vous, célèbre devant elle depuis qu'elle est au monde ou peu s'en faut, les louanges d'un beau et brave garçon qui est presque de notre famille, qu'elle fait remarquer à tous la solidité de son caractère, et qu'elle applaudit à ce que dit son mari lorsque celui- ci a l'occasion de vanter à son tour son intelligence hors ligne, quand il parle avec attendrissement des mille preuves de dévouement qu'il en a reçues ! Si celle qui voyait ce jeune homme, distingué entre tous par son père et par sa mère, ne l'avait pas remarqué à son tour, elle aurait manqué à tous ses devoirs !

<< -- Ah ! père ! s'écria alors la jeune fille en se jetant dans les bras de sa mère pour y cacher son trouble, si vous m'aviez devinée, pourquoi m'avoir forcée de parler ?

<< -- Pourquoi ? reprit le père, mais pour avoir la joie de t'entendre, ma mignonne, pour être plus assuré encore que je ne me trompais pas, pour pouvoir enfin te dire et te faire dire par ta mère que nous approuvons le chemin qu'a pris ton coeur, que ton choix comble tous nos voeux, et que, pour épargner à l'homme pauvre et fier dont il s'agit de faire une demande à laquelle sa délicatesse répugne, cette demande, c'est moi qui la ferai, -- oui ! je la ferai, parce que j'ai lu dans son coeur comme dans le tien ! Sois donc tranquille ! A la première bonne occasion qui se présentera, je me permettrai de demander à Marcel, si, par impossible, il ne lui plairait pas d'être mon gendre !..." >>

Pris à l'improviste par cette brusque péroraison, Marcel s'était dressé sur ses pieds comme s'il eût été mû par un ressort. Octave lui avait silencieusement serré la main pendant que le docteur Sarrasin lui tendait les bras. Le jeune Alsacien était pâle comme un mort. Mais n'est-ce pas l'un des aspects que prend le bonheur, dans les âmes fortes, quand il y entre sans avoir crié : gare !...

XX CONCLUSION

France-Ville, débarrassée de toute inquiétude, en paix avec tous ses voisins, bien administrée, heureuse, grâce à la sagesse de ses habitants, est en pleine prospérité. Son bonheur, si justement mérité, ne lui fait pas d'envieux, et sa force impose le respect aux plus batailleurs.

La Cité de l'Acier n'était qu'une usine formidable, qu'un engin de destruction redouté sous la main de fer de Herr Schultze ; mais, grâce à Marcel Bruckmann, sa liquidation s'est opérée sans encombre pour personne, et Stahlstadt est devenue un centre de production incomparable pour toutes les industries utiles.

Marcel est, depuis un an, le très heureux époux de Jeanne, et la naissance d'un enfant vient d'ajouter à leur félicité.

Quant à Octave, il s'est mis bravement sous les ordres de son beau- frère, et le seconde de tous ses efforts. Sa soeur est maintenant en train de le marier à l'une de ses amies, charmante d'ailleurs, dont les qualités de bon sens et de raison garantiront son mari contre toutes rechutes.