Jules Verne

Nul autre que lui n'en connaissait l'existence, et nul, par conséquent, n'eût pu y pénétrer même pour lui porter secours. Il a donc été victime de cette incroyable concentration de toutes les forces rassemblées dans ses mains, sur laquelle il avait compté bien à tort pour être à lui seul la clef de toute son oeuvre, et cette concentration, à l'heure marquée de Dieu, s'est soudain tournée contre lui et contre son but !

-- Il n'en pouvait être autrement ! répondit le docteur Sarrasin. Herr Schultze était parti d'une donnée absolument erronée. En effet, le meilleur gouvernement n'est-il pas celui dont le chef, après sa mort, peut être le plus facilement remplacé, et qui continue de fonctionner précisément parce que ses rouages n'ont rien de secret ?

-- Vous allez voir, docteur, répondit Marcel, que ce qui s'est passé à Stahlstadt est la démonstration, _ipso facto_, de ce que vous venez de dire. J'ai trouvé Herr Schultze assis devant son bureau, point central d'où partaient tous les ordres auxquels obéissait la Cité de l'Acier, sans que jamais un seul eût été discuté La mort lui avait à ce point laissé l'attitude et toutes les apparences de la vie que j'ai cru un instant que ce spectre allait me parler !... Mais l'inventeur a été le martyr de sa propre invention ! Il a été foudroyé par l'un de ces obus qui devaient anéantir notre ville ! Son arme s'est brisée dans sa main, au moment même où il allait tracer la dernière lettre d'un ordre d'extermination ! Ecoutez ! >>

Et Marcel lut à haute voix les terribles lignes, tracées par la main de Herr Schultze, dont il avait pris copie.

Puis, il ajouta :

<< Ce qui d'ailleurs m'eût prouvé mieux encore que Herr Schultze était mort, si j'avais pu en douter plus longtemps, c'est que tout avait cessé de vivre autour de lui ! C'est que tout avait cessé de respirer dans Stahlstadt ! Comme au palais de la Belle au bois dormant, le sommeil avait suspendu toutes les vies, arrêté tous les mouvements ! La paralysie du maître avait du même coup paralysé les serviteurs et s'était étendue jusqu'aux instruments !

-- Oui, répondit le docteur Sarrasin, il y a eu, là, justice de Dieu ! C'est en voulant précipiter hors de toute mesure son attaque contre nous, c'est en forçant les ressorts de son action que Herr Schultze a succombé !

-- En effet, répondit Marcel ; mais maintenant, docteur, ne pensons plus au passé et soyons tout au présent. Herr Schultze mort, si c'est la paix pour nous, c'est aussi la ruine pour l'admirable établissement qu'il avait créé, et provisoirement, c'est la faillite. Des imprudences, colossales comme tout ce que le Roi de l'Acier imaginait, ont creusé dix abîmes. Aveuglé, d'une part, par ses succès, de l'autre par sa passion contre la France et contre vous, il a fourni d'immenses armements, sans prendre de garanties suffisantes à tout ce qui pouvait nous être ennemi. Malgré cela, et bien que le paiement de la plupart de ses créances puisse se faire attendre longtemps, je crois qu'une main ferme pourrait remettre Stahlstadt sur pied et faire tourner au bien les forces qu'elle avait accumulées pour le mal. Herr Schultze n'a qu'un héritier possible, docteur, et cet héritier, c'est vous. Il ne faut pas laisser périr son oeuvre. On croit trop en ce monde qu'il n'y a que profit à tirer de l'anéantissement d'une force rivale. C'est une grande erreur, et vous tomberez d'accord avec moi, je l'espère, qu'il faut au contraire sauver de cet immense naufrage tout ce qui peut servir au bien de l'humanité. Or, à cette tâche, je suis prêt à me dévouer tout entier.

-- Marcel a raison, répondit Octave, en serrant la main de son ami, et me voilà prêt à travailler sous ses ordres, si mon père y consent.

-- Je vous approuve, mes chers enfants, dit le docteur Sarrasin. Oui, Marcel, les capitaux ne nous manqueront pas, et, grâce à toi, nous aurons, dans Stahlstadt ressuscitée, un arsenal d'instruments tel que personne au monde ne pensera plus désormais à nous attaquer ! Et, comme, en même temps que nous serons les plus forts, nous tâcherons d'être aussi les plus justes, nous ferons aimer les bienfaits de la paix et de la justice à tout ce qui nous entoure.