Jules Verne

Mais comment se procurer ce papier ? Il ne fallait pas songer un instant à briser le disque lumineux pour descendre dans le laboratoire. Le gaz acide carbonique, emmagasiné sous une effroyable pression, aurait fait irruption au-dehors, et asphyxié tout être vivant qu'il eût enveloppé de ses vapeurs irrespirables. C'eût été courir à une mort certaine, et, évidemment, les risques étaient hors de proportion avec les avantages que l'on pouvait recueillir de la possession de ce papier.

Cependant, s'il n'était pas possible de reprendre au cadavre de Herr Schultze les dernières lignes tracées par sa main, il était probable qu'on pourrait les déchiffrer, agrandies qu'elles devaient être par la réfraction de la lentille. Le disque n'était-il pas là, avec les puissants rayons qu'il faisait converger sur tous les objets renfermés dans ce laboratoire, si puissamment éclairé par la double lampe électrique ?

Marcel connaissait l'écriture de Herr Schultze, et, après quelques tâtonnements, il parvint à lire les dix lignes suivantes.

Ainsi que tout ce qu'écrivait Herr Schultze, c'était plutôt un ordre qu'une instruction.

<< Ordre à B. K. R. Z. d'avancer de quinze jours l'expédition projetée contre France-Ville. -- Sitôt cet ordre reçu, exécuter les mesures par moi prises. -- Il faut que l'expérience, cette fois, soit foudroyante et complète. -- Ne changez pas un iota à ce que j'ai décidé. -- Je veux que dans quinze jours France-Ville soit une cité morte et que pas un de ses habitants ne survive. -- Il me faut une Pompéi moderne, et que ce soit en même temps l'effroi et l'étonnement du monde entier. -- Mes ordres bien exécutés rendent ce résultat inévitable.

<< Vous m'expédierez les cadavres du docteur Sarrasin et de Marcel Bruckmann. - Je veux les voir et les avoir.

<< SCHULTZ... >>

Cette signature était inachevée ; 1'E final et le paraphe habituel y manquaient.

Marcel et Octave demeurèrent d'abord muets et immobiles devant cet étrange spectacle, devant cette sorte d'évocation d'un génie malfaisant, qui touchait au fantastique.

Mais il fallut enfin s'arracher à cette lugubre scène. Les deux amis, très émus, quittèrent donc la salle, située au-dessus du laboratoire.

Là, dans ce tombeau où régnerait l'obscurité complète lorsque la lampe s'éteindrait, faute de courant électrique, le cadavre du Roi de l'Acier allait rester seul, desséché comme une de ces momies des Pharaons que vingt siècles n'ont pu réduire en poussière !...

Une heure plus tard, après avoir délié Sigimer, fort embarrassé de la liberté qu'on lui rendait, Octave et Marcel quittaient Stahlstadt et reprenaient la route de France-Ville, où ils rentraient le soir même.

Le docteur Sarrasin travaillait dans son cabinet, lorsqu'on lui annonça le retour des deux jeunes gens.

<< Qu'ils entrent ! s'écria-t-il, qu'ils entrent vite ! >>

Son premier mot en les voyant tous deux fut :

<< Eh bien ?

-- Docteur, répondit Marcel, les nouvelles que nous vous apportons de Stahlstadt vous mettront l'esprit en repos et pour longtemps. Herr Schultze n'est plus ! Herr Schultze est mort !

-- Mort ! >> s'écria le docteur Sarrasin.

Le bon docteur demeura pensif quelque temps devant Marcel, sans ajouter un mot.

<< Mon pauvre enfant, lui dit-il après s'être remis, comprends-tu que cette nouvelle qui devrait me réjouir puisqu'elle éloigne de nous ce que j'exècre le plus, la guerre, et la guerre la plus injuste, la moins motivée ! comprends-tu qu'elle m'ait, contre toute raison, serré le coeur ! Ah ! pourquoi cet homme aux facultés puissantes s'était-il constitué notre ennemi ? Pourquoi surtout n'a-t-il pas mis ses rares qualités intellectuelles au service du bien ? Que de forces perdues dont l'emploi eût été utile, si l'on avait pu les associer avec les nôtres et leur donner un but commun ! Voilà ce qui tout d'abord m'a frappé, quand tu m'as dit : "Herr Schultze est mort." Mais, maintenant, raconte- moi, ami, ce que tu sais de cette fin inattendue.

-- Herr Schultze, reprit Marcel, a trouvé la mort dans le mystérieux laboratoire qu'avec une habileté diabolique il s'était appliqué à rendre inaccessible de son vivant.