Jules Verne

Aucun être vivant ne se montrait sur la crête de la muraille, et, des sentinelles qui autrefois s'y dressaient de distance en distance, comme autant de poteaux humains, il n'y avait plus la moindre trace. Le pont-levis était relevé, laissant devant la porte un gouffre large de cinq à six mètres.

Il fallut plus d'une heure pour réussir à amarrer un bout de câble, en le lançant à tour de bras à l'une des poutrelles. Après bien des peines pourtant, Marcel y parvint, et Octave, se suspendant à la corde, put se hisser à la force des poignets jusqu'au toit de la porte. Marcel lui fit alors passer une à une les armes et munitions ; puis, il prit à son tour le même chemin.

Il ne resta plus alors qu'à ramener le câble de l'autre côté de la muraille, à faire descendre tous les _impedimenta_ comme on les avait hissés, et, enfin, à se laisser glisser en bas.

Les deux jeunes gens se trouvèrent alors sur le chemin de ronde que Marcel se rappelait avoir suivi le premier jour de son entrée à Stahlstadt. Partout la solitude et le silence le plus complet. Devant eux s'élevait, noire et muette, la masse imposante des bâtiments, qui, de leurs mille fenêtres vitrées, semblaient regarder ces intrus comme pour leur dire :

<< Allez-vous-en !... Vous n'avez que faire de vouloir pénétrer nos secrets ! >>

Marcel et Octave tinrent conseil.

<< Le mieux est d'attaquer la porte O, que je connais >>, dit Marcel.

Ils se dirigèrent vers l'ouest et arrivèrent bientôt devant l'arche monumentale qui portait à son front la lettre O. Les deux battants massifs de chêne, à gros clous d'acier, étaient fermés. Marcel s'en approcha, heurta à plusieurs reprises avec un pavé qu'il ramassa sur la chaussée.

L'écho seul lui répondit.

<< Allons ! à l'ouvrage ! >> cria-t-il à Octave.

Il fallut recommencer le pénible travail du lancement de l'amarre par- dessus la porte, afin de rencontrer un obstacle où elle pût s'accrocher solidement. Ce fut difficile. Mais, enfin, Marcel et Octave réussirent à franchir la muraille, et se trouvèrent dans l'axe du secteur O.

<< Bon ! s'écria Octave, à quoi bon tant de peines ? Nous voilà bien avancés ! Quand nous avons franchi un mur, nous en trouvons un autre devant nous !

-- Silence dans les rangs ! répondit Marcel... Voilà justement mon ancien atelier. Je ne serai pas fâché de le revoir et d'y prendre certains outils dont nous aurons certainement besoin, sans oublier quelques sachets de dynamite. >>

C'était la grande halle de coulée où le jeune Alsacien avait été admis lors de son arrivée à l'usine. Qu'elle était lugubre, maintenant, avec ses fourneaux éteints, ses rails rouillés, ses grues poussiéreuses qui levaient en l'air leurs grands bras éplorés comme autant de potences ! Tout cela donnait froid au coeur, et Marcel sentait la nécessité d'une diversion.

<< Voici un atelier qui t'intéressera davantage >>, dit-il à Octave en le précédant sur le chemin de la cantine.

Octave fit un signe d'acquiescement, qui devint un signe de satisfaction, lorsqu'il aperçut, rangés en bataille sur une tablette de bois, un régiment de flacons rouges, jaunes et verts. Quelques boîtes de conserve montraient aussi leurs étuis de fer-blanc, poinçonnés aux meilleures marques. Il y avait là de quoi faire un déjeuner dont le besoin, d'ailleurs, se faisait sentir. Le couvert fut donc mis sur le comptoir d'étain, et les deux jeunes gens reprirent des forces pour continuer leur expédition.

Marcel, tout en mangeant, songeait à ce qu'il avait à faire. Escalader la muraille du Bloc central, il n'y avait pas à y songer. Cette muraille était prodigieusement haute, isolée de tous les autres bâtiments, sans une saillie à laquelle on pût accrocher une corde. Pour en trouver la porte -- porte probablement unique --, il aurait fallu parcourir tous les secteurs, et ce n'était pas une opération facile. Restait l'emploi de la dynamite, toujours bien chanceux, car il paraissait impossible que Herr Schultze eût disparu sans semer d'embûches le terrain qu'il abandonnait, sans opposer des contre-mines aux mines que ceux qui voudraient s'emparer de Stahlstadt ne manqueraient pas d'établir.