Jules Verne

Tous les clients de Herr Schultze attendaient pour reprendre leurs relations, la solution légale. Les chefs de section, ingénieurs et contremaîtres, privés d'ordres, ne pouvaient agir.

Il y eut des réunions, des meetings, des discours, des projets. Il n'y eut pas de plan arrêté, parce qu'il n'y en avait pas de possible. Le chômage entraîna bientôt avec lui son cortège de misères, de désespoirs et de vices. L'atelier vide, le cabaret se remplissait. Pour chaque cheminée qui avait cessé de fumer à l'usine, on vit naître un cabaret dans les villages d'alentour.

Les plus sages des ouvriers, les plus avisés, ceux qui avaient su prévoir les jours difficiles, épargner une réserve, se hâtèrent de fuir avec armes et bagages, -- les outils, la literie, chère au coeur de la ménagère, et les enfants joufflus, ravis par le spectacle du monde qui se révélait à eux par la portière du wagon. Ils partirent, ceux-là, s'éparpillèrent aux quatre coins de l'horizon, eurent bientôt retrouvé, l'un à l'est, celui-ci au sud, celui-là au nord, une autre usine, une autre enclume, un autre foyer...

Mais pour un, pour dix qui pouvaient réaliser ce rêve, combien en était-il que la misère clouait à la glèbe ! Ceux-là restèrent, l'oeil cave et le coeur navré !

Ils restèrent, vendant leurs pauvres hardes à cette nuée d'oiseaux de proie à face humaine qui s'abat d'instinct sur tous les grands désastres, acculés en quelques jours aux expédients suprêmes, bientôt privés de crédit comme de salaire, d'espoir comme de travail, et voyant s'allonger devant eux, noir comme l'hiver qui allait s'ouvrir, un avenir de misère !

XVI DEUX FRANÇAIS CONTRE UNE VILLE

Lorsque la nouvelle de la disparition de Schultze arriva à France-Ville, le premier mot de Marcel avait été :

<< Si ce n'était qu'une ruse de guerre ? >>

Sans doute, à la réflexion, il s'était bien dit que les résultats d'une telle ruse eussent été si graves pour Stahlstadt, qu'en bonne logique l'hypothèse était inadmissible. Mais il s'était dit encore que la haine ne raisonne pas, et que la haine exaspérée d'un homme tel que Herr Schultze devait, à un moment donné, le rendre capable de tout sacrifier à sa passion. Quoi qu'il en pût être, cependant, il fallait rester sur le qui-vive.

A sa requête, le Conseil de défense rédigea immédiatement une proclamation pour exhorter les habitants à se tenir en garde contre les fausses nouvelles semées par l'ennemi dans le but d'endormir sa vigilance.

Les travaux et les exercices poussés avec plus d'ardeur que jamais, accentuèrent la réplique que France-Ville jugea convenable d'adresser à ce qui pouvait à toute force n'être qu'une manoeuvre de Herr Schultze. Mais les détails, vrais ou faux, apportés par les journaux de San Francisco, de Chicago et de New York, les conséquences financières et commerciales de la catastrophe de Stahlstadt, tout cet ensemble de preuves insaisissables, séparément sans force, si puissantes par leur accumulation, ne permit plus de doute...

Un beau matin, la cité du docteur se réveilla définitivement sauvée, comme un dormeur qui échappe à un mauvais rêve par le simple fait de son réveil. Oui ! France-Ville était évidemment hors de danger, sans avoir eu à coup férir, et ce fut Marcel, arrivé à une conviction absolue, qui lui en donna la nouvelle par tous les moyens de publicité dont il disposait.

Ce fut alors un mouvement universel de détente et de soulagement. On se serrait les mains, on se félicitait, on s'invitait à dîner. Les femmes exhibaient de fraîches toilettes, les hommes se donnaient momentanément congé d'exercices, de manoeuvres et de travaux. Tout le monde était rassuré, satisfait, rayonnant. On aurait dit une ville de convalescents.

Mais, le plus content de tous, c'était sans contredit le docteur Sarrasin. Le digne homme se sentait responsable du sort de tous ceux qui étaient venus avec confiance se fixer sur son territoire et se mettre sous sa protection. Depuis un mois, la crainte de les avoir entraînés à leur perte, lui qui n'avait en vue que leur bonheur, ne lui avait pas laissé un moment de repos.