Il était destiné à se perdre dans l'espace !
Le docteur Sarrasin approuvait du geste l'exposé des calculs de Marcel, lorsque, tout d'un coup, dirigeant son doigt vers le cadran lumineux de la salle :
<< Dans trois minutes, dit-il, nous saurons qui de Schultze ou de Marcel Bruckmann a raison ! Quoi qu'il en soit, mes amis, ne regrettons aucune des précautions prises et ne négligeons rien de ce qui peut déjouer les inventions de notre ennemi. Son coup, s'il doit manquer, comme Marcel vient de nous en donner l'espoir, ne sera pas le dernier ! La haine de Schultze ne saurait se tenir pour battue et s'arrêter devant un échec !
- Venez ! >> s'écria Marcel.
Et tous le suivirent sur la grande place.
Les trois minutes s'écoulèrent. Onze heures quarante-cinq sonnèrent à l'horloge !...
Quatre secondes après, une masse sombre passait dans les hauteurs du ciel, et, rapide comme la pensée, se perdait bien au-delà de la ville avec un sifflement sinistre.
<< Bon voyage ! s'écria Marcel, en éclatant de rire. Avec cette vitesse initiale, l'obus de Herr Schultze qui a dépassé, maintenant, les limites de l'atmosphère, ne peut plus retomber sur le sol terrestre ! >>
Deux minutes plus tard, une détonation se faisait entendre, comme un bruit sourd, qu'on eût cru sorti des entrailles de la terre !
C'était le bruit du canon de la Tour du Taureau, et ce bruit arrivait en retard de cent treize secondes sur le projectile qui se déplaçait avec une vitesse de cent cinquante lieues à la minute.
XIII MARCEL BRUCKMANN AU PROFESSEUR SCHULTZE, STAHLSTADT
<< France-Ville, 14 septembre.
<< Il me paraît convenable d'informer le Roi de l'Acier que j'ai passé fort heureusement, avant-hier soir, la frontière de ses possessions, préférant mon salut à celui du modèle du canon Schultze.
<< En vous présentant mes adieux, je manquerais à tous mes devoirs, si je ne vous faisais pas connaître, à mon tour, mes secrets ; mais, soyez tranquille, vous n'en paierez pas la connaissance de votre vie.
<< Je ne m'appelle pas Schwartz, et je ne suis pas suisse. Je suis alsacien. Mon nom est Marcel Bruckmann. Je suis un ingénieur passable, s'il faut vous en croire, mais, avant tout, je suis français. Vous vous êtes fait l'ennemi implacable de mon pays, de mes amis, de ma famille. Vous nourrissiez d'odieux projets contre tout ce que j'aime. J'ai tout osé, j'ai tout fait pour les connaître ! Je ferai tout pour les déjouer.
<< Je m'empresse de vous faire savoir que votre premier coup n'a pas porté, que votre but, grâce à Dieu, n'a pas été atteint, et qu'il ne pouvait pas l'être ! Votre canon n'en est pas moins un canon archi- merveilleux, mais les projectiles qu'il lance sous une telle charge de poudre, et ceux qu'il pourrait lancer, ne feront de mal à personne ! Ils ne tomberont jamais nulle part. Je l'avais pressenti, et c'est aujourd'hui, à votre plus grande gloire, un fait acquis, que Herr Schultze a inventé un canon terrible... entièrement inoffensif.
<< C'est donc avec plaisir que vous apprendrez que nous avons vu votre obus trop perfectionné passer hier soir, à onze heures quarante-cinq minutes et quatre secondes, au-dessus de notre ville. Il se dirigeait vers l'ouest, circulant dans le vide, et il continuera à graviter ainsi jusqu'à la fin des siècles. Un projectile, animé d'une vitesse initiale vingt fois supérieure à la vitesse actuelle, soit dix mille mètres à la seconde, ne peut plus "tomber" ! Son mouvement de translation, combiné avec l'attraction terrestre, en fait un mobile destiné à toujours circuler autour de notre globe.
<< Vous auriez dû ne pas l'ignorer.
<< J'espère, en outre, que le canon de la Tour du Taureau est absolument détérioré par ce premier essai ; mais ce n'est pas payer trop cher, deux cent mille dollars, l'agrément d'avoir doté le monde planétaire d'un nouvel astre, et la Terre d'un second satellite.
<< Marcel BRUCKMANN. >>
Un exprès partit immédiatement de France-Ville pour Stahlstadt. On pardonnera à Marcel de n'avoir pu se refuser la satisfaction gouailleuse de faire parvenir sans délai cette lettre à Herr Schultze.