Jules Verne

Marcel avait en effet raison lorsqu'il disait que le fameux obus, animé de cette vitesse et circulant au-delà de la couche atmosphérique, ne tomberait plus sur la surface de la terre, -- raison aussi quant il espérait que, sous cette énorme charge de pyroxyle, le canon de la Tour du Taureau devait être hors d'usage.

Ce fut une rude déconvenue pour Herr Schultze, un échec terrible à son indomptable amour-propre, que la réception de cette lettre. En la lisant, il devint livide, et, après l'avoir lue, sa tête tomba sur sa poitrine comme s'il avait reçu un coup de massue. Il ne sortit de cet état de prostration qu'au bout d'un quart d'heure, mais par quelle colère !

Arminius et Sigimer seuls auraient pu dire ce qu'en furent les éclats !

Cependant, Herr Schultze n'était pas homme à s'avouer vaincu. C'est une lutte sans merci qui allait s'engager entre lui et Marcel. Ne lui restait-il pas ses obus chargés d'acide carbonique liquide, que des canons moins puissants, mais plus pratiques, pourraient lancer à courte distance ?

Apaisé par un effort soudain, le Roi de l'Acier était rentré dans son cabinet et avait repris son travail.

Il était clair que France-Ville, plus menacée que jamais, ne devait rien négliger pour se mettre en état de défense.

XIV BRANLE-BAS DE COMBAT

Si le danger n'était plus imminent, il était toujours grave. Marcel fit connaître au docteur Sarrasin et à ses amis tout ce qu'il savait des préparatifs de Herr Schultze et de ses engins de destruction. Dès le lendemain, le Conseil de défense, auquel il prit part, s'occupa de discuter un plan de résistance et d'en préparer l'exécution.

En tout ceci, Marcel fut bien secondé par Octave, qu'il trouva moralement changé et bien à son avantage.

Quelles furent les résolutions prises ? Personne n'en sut le détail. Les principes généraux furent seuls systématiquement communiqués à la presse et répandus dans le public. Il n'était pas malaisé d'y reconnaître la main pratique de Marcel.

<< Dans toute défense, se disait-on par la ville, la grande affaire est de bien connaître les forces de l'ennemi et d'adapter le système de résistance à ces forces mêmes. Sans doute, les canons de Herr Schultze sont formidables. Mieux vaut pourtant avoir en face de soi ces canons, dont on sait le nombre, le calibre, la portée et les effets, que d'avoir à lutter contre des engins mal connus. >>

Le tout était d'empêcher l'investissement de la ville, soit par terre, soit par mer.

C'est cette question qu'étudiait avec activité le Conseil de défense, et, le jour où une affiche annonça que le problème était résolu, personne n'en douta. Les citoyens accoururent se proposer en masse pour exécuter les travaux nécessaires. Aucun emploi n'était dédaigné, qui devait contribuer à l'oeuvre de défense. Des hommes de tout âge, de toute position, se faisaient simples ouvriers en cette circonstance. Le travail était conduit rapidement et gaiement. Des approvisionnements de vivres suffisants pour deux ans furent emmagasinés dans la ville. La houille et le fer arrivèrent aussi en quantités considérables : le fer, matière première de l'armement ; la houille, réservoir de chaleur et de mouvement, indispensables à la lutte.

Mais, en même temps que la houille et le fer, s'entassaient sur les places, des piles gigantesques de sacs de farine et de quartiers de viande fumée, des meules de fromages, des montagnes de conserves alimentaires et de légumes desséchés s'amoncelaient dans les halles transformées en magasins. Des troupeaux nombreux étaient parqués dans les jardins qui faisaient de France-Ville une vaste pelouse.

Enfin, lorsque parut le décret de mobilisation de tous les hommes en état de porter les armes, l'enthousiasme qui l'accueillit témoigna une fois de plus des excellentes dispositions de ces soldats citoyens. Equipés simplement de vareuses de laine, pantalons de toile et demi- bottes, coiffés d'un bon chapeau de cuir bouilli, armés de fusils Werder, ils manoeuvraient dans les avenues.

Des essaims de coolies remuaient la terre, creusaient des fossés, élevaient des retranchements et des redoutes sur tous les points favorables.