<< Ce n'est pas dans un mois, mes amis, s'écria-t-il, ni même dans huit jours, que le premier danger peut vous atteindre ! Avant une heure, une catastrophe sans précédent, une pluie de fer et de feu va tomber sur votre ville. Un engin digne de l'enfer, et qui porte à dix lieues, est, à l'heure où je parle, braqué contre elle. Je l'ai vu. Que les femmes et les enfants cherchent donc un abri au fond des caves qui présentent quelques garanties de solidité, ou qu'ils sortent de la ville à l'instant pour chercher un refuge dans la montagne ! Que les hommes valides se préparent pour combattre le feu par tous les moyens possibles ! Le feu, voilà pour le moment votre seul ennemi ! Ni armées ni soldats ne marchent encore contre vous. L'adversaire qui vous menace a dédaigné les moyens d'attaque ordinaires. Si les plans, si les calculs d'un homme dont la puissance pour le mal vous est connue se réalisent, si Herr Schultze ne s'est pas pour la première fois trompé, c'est sur cent points à la fois que l'incendie va se déclarer subitement dans France-Ville ! C'est sur cent points différents qu'il s'agira de faire tout à l'heure face aux flammes ! Quoi qu'il en doive advenir, c'est tout d'abord la population qu'il faut sauver, car enfin, celles de vos maisons, ceux de vos monuments qu'on ne pourra préserver, dût même la ville entière être détruite, l'or et le temps pourront les rebâtir ! >>
En Europe, on eût pris Marcel pour un fou. Mais ce n'est pas en Amérique qu'on s'aviserait de nier les miracles de la science, même les plus inattendus. On écouta le jeune ingénieur, et, sur l'avis du docteur Sarrasin, on le crut.
La foule, subjuguée plus encore par l'accent de l'orateur que par ses paroles, lui obéit sans même songer à les discuter. Le docteur répondait de Marcel Bruckmann. Cela suffisait.
Des ordres furent immédiatement donnés, et des messagers partirent dans toutes les directions pour les répandre.
Quant aux habitants de la ville, les uns, rentrant dans leur demeure, descendirent dans les caves, résignés à subir les horreurs d'un bombardement ; les autres, à pied, à cheval, en voiture, gagnèrent la campagne et tournèrent les premières rampes des Cascade-Mounts. Pendant ce temps et en toute hâte, les hommes valides réunissaient sur la grande place et sur quelques points indiqués par le docteur tout ce qui pouvait servir à combattre le feu, c'est-à-dire de l'eau, de la terre, du sable.
Cependant, à la salle des séances, la délibération continuait à l'état de dialogue.
Mais il semblait alors que Marcel fût obsédé par une idée qui ne laissait place à aucune autre dans son cerveau. Il ne parlait plus, et ses lèvres murmuraient ces seuls mots :
<< A onze heures quarante-cinq ! Est-ce bien possible que ce Schultze maudit ait raison de nous par son exécrable invention ?... >>
Tout à coup, Marcel tira un carnet de sa poche. Il fit le geste d'un homme qui demande le silence, et, le crayon à la main, il traça d'une main fébrile quelques chiffres sur une des pages de son carnet. Et alors, on vit peu à peu son front s'éclairer, sa figure devenir rayonnante :
<< Ah ! mes amis ! s'écria-t-il, mes amis ! Ou les chiffres que voici sont menteurs, ou tout ce que nous redoutons va s'évanouir comme un cauchemar devant l'évidence d'un problème de balistique dont je cherchais en vain la solution ! Herr Schultze s'est trompé ! Le danger dont il nous menace n'est qu'un rêve ! Pour une fois, sa science est en défaut ! Rien de ce qu'il a annoncé n'arrivera, ne peut arriver ! Son formidable obus passera au-dessus de France-Ville sans y toucher, et, s'il reste à craindre quelque chose, ce n'est que pour l'avenir ! >>
Que voulait dire Marcel ? On ne pouvait le comprendre !
Mais alors, le jeune Alsacien exposa le résultat du calcul qu'il venait enfin de résoudre. Sa voix nette et vibrante déduisit sa démonstration de façon à la rendre lumineuse pour les ignorants eux-mêmes. C'était la clarté succédant aux ténèbres, le calme à l'angoisse. Non seulement le projectile ne toucherait pas à la cité du docteur, mais il ne toucherait à << rien du tout >>.