Jules Verne

Les correspondants de ce puissant journal avaient pénétré les desseins de Herr Schultze, et -- ils le disaient --, il n'y avait pas une heure à perdre !

Le digne docteur resta d'abord confondu. Comme toutes les âmes honnêtes, il se refusait aussi longtemps qu'il le pouvait à croire le mal. Il lui semblait impossible qu'on pût pousser la perversité jusqu'à vouloir détruire, sans motif ou par pure fanfaronnade, une cité qui était en quelque sorte la propriété commune de l'humanité.

<< Pensez donc que notre moyenne de mortalité ne sera pas cette année de un et quart pour cent ! s'écria-t-il naïvement, que nous n'avons pas un garçon de dix ans qui ne sache lire, qu'il ne s'est pas commis un meurtre ni un vol depuis la fondation de France-Ville ! Et des barbares viendraient anéantir à son début une expérience si heureuse ! Non ! Je ne peux pas admettre qu'un chimiste, qu'un savant, fût-il cent fois germain, en soit capable ! >>

Il fallut bien, cependant, se rendre aux témoignages d'un journal tout dévoué à l'oeuvre du docteur et aviser sans retard. Ce premier moment d'abattement passé, le docteur Sarrasin, redevenu maître de lui-même, s'adressa à ses amis :

<< Messieurs, leur dit-il, vous êtes membres du Conseil civique, et il vous appartient comme à moi de prendre toutes les mesures nécessaires pour le salut de la ville. Qu'avons nous à faire tout d'abord ?

-- Y a-t-il possibilité d'arrangement ? dit M. Lentz. Peut-on honorablement éviter la guerre ?

-- C'est impossible, répliqua Octave. Il est évident que Herr Schultze la veut à tout prix. Sa haine ne transigera pas !

-- Soit ! s'écria le docteur. On s'arrangera pour être en mesure de lui répondre. Pensez-vous, colonel, qu'il y ait un moyen de résister aux canons de Stahlstadt ?

-- Toute force humaine peut être efficacement combattue par une autre force humaine, répondit le colonel Hendon, mais il ne faut pas songer à nous défendre par les mêmes moyens et les mêmes armes dont Herr Schultze se servira pour nous attaquer. La construction d'engins de guerre capables de lutter avec les siens exigerait un temps très long, et je ne sais, d'ailleurs, si nous réussirions à les fabriquer, puisque les ateliers spéciaux nous manquent. Nous n'avons donc qu'une chance de salut : empêcher l'ennemi d'arriver jusqu'à nous, et rendre l'investissement impossible.

-- Je vais immédiatement convoquer le Conseil >>, dit le docteur Sarrasin.

Le docteur précéda ses hôtes dans son cabinet de travail.

C'était une pièce simplement meublée, dont trois côtés étaient couverts par des rayons chargés de livres, tandis que le quatrième présentait, au-dessous de quelques tableaux et d'objets d'art, une rangée de pavillons numérotés, pareils à des cornets acoustiques.

<< Grâce au téléphone, dit-il, nous pouvons tenir conseil à France-Ville en restant chacun chez soi. >>

Le docteur toucha un timbre avertisseur, qui communiqua instantanément son appel au logis de tous les membres du Conseil. En moins de trois minutes, le mot << présent ! >> apporté successivement par chaque fil de communication, annonça que le Conseil était en séance.

Le docteur se plaça alors devant le pavillon de son appareil expéditeur, agita une sonnette et dit :

<< La séance est ouverte... La parole est à mon honorable ami le colonel Hendon, pour faire au Conseil civique une communication de la plus haute gravité. >>

Le colonel se plaça à son tour devant le téléphone, et, après avoir lu l'article du New York Herald, il demanda que les premières mesures fussent immédiatement prises.

A peine avait-il conclu que le numéro 6 lui posa une question :

<< Le colonel croyait-il la défense possible, au cas où les moyens sur lesquels il comptait pour empêcher l'ennemi d'arriver n'y auraient pas réussi ? >>

Le colonel Hendon répondit affirmativement. La question et la réponse étaient parvenues instantanément à chaque membre invisible du Conseil comme les explications qui les avaient précédées.

Le numéro 7 demanda combien de temps, à son estime, les Francevillais avaient pour se préparer.