Un ressort compensateur, établi en arrière de l'affût, avait pour effet d'annuler le recul ou du moins de produire une réaction rigoureusement égale, et de replacer automatiquement la pièce, après chaque coup, dans sa position première.
<< Et quelle est la puissance de perforation de cette pièce ? demanda Marcel, qui ne put se retenir d'admirer un pareil engin.
-- A vingt mille mètres, avec un projectile plein, nous perçons une plaque de quarante pouces aussi aisément que si c'était une tartine de beurre !
-- Quelle est donc sa portée ?
-- Sa portée ! s'écria Schultze, qui s'enthousiasmait Ah ! vous disiez tout à l'heure que notre génie imitateur n'avait rien obtenu de plus que de doubler la portée des canons actuels ! Eh bien, avec ce canon- là, je me charge d'envoyer, avec une précision suffisante, un projectile à la distance de dix lieues !
-- Dix lieues ! s'écria Marcel. Dix lieues ! Quelle poudre nouvelle employez-vous donc ?
-- Oh ! je puis tout vous dire, maintenant ! répondit Herr Schultze d'un ton singulier. Il n'y a plus d'inconvénient à vous dévoiler mes secrets ! La poudre à gros grains a fait son temps. Celle dont je me sers est le fulmicoton, dont la puissance expansive est quatre fois supérieure à celle de la poudre ordinaire, puissance que je quintuple encore en y mêlant les huit dixièmes de son poids de nitrate de potasse !
-- Mais, fit observer Marcel, aucune pièce, même faite du meilleur acier, ne pourra résister à la déflagration de ce pyroxyle ! Votre canon, après trois, quatre, cinq coups, sera détérioré et mis hors d'usage !
-- Ne tirât-il qu'un coup, un seul, ce coup suffirait !
-- Il coûterait cher !
-- Un million, puisque c'est le prix de revient de la pièce !
-- Un coup d'un million !...
-- Qu'importe, s'il peut détruire un milliard !
-- Un milliard ! >> s'écria Marcel.
Cependant, il se contint pour ne pas laisser éclater l'horreur mêlée d'admiration que lui inspirait ce prodigieux agent de destruction. Puis, il ajouta :
<< C'est assurément une étonnante et merveilleuse pièce d'artillerie, mais qui, malgré tous ses mérites, justifie absolument ma thèse : des perfectionnements, de l'imitation, pas d'invention !
-- Pas d'invention ! répondit Herr Schultze en haussant les épaules. Je vous répète que je n'ai plus de secrets pour vous ! Venez donc ! >>
Le Roi de l'Acier et son compagnon, quittant alors la casemate, redescendirent à l'étage inférieur, qui était mis en communication avec la plate-forme par des monte-charge hydrauliques. Là se voyaient une certaine quantité d'objets allongés, de forme cylindrique, qui auraient pu être pris à distance pour d'autres canons démontés. << Voilà nos obus >>, dit Herr Schultze.
Cette fois, Marcel fut obligé de reconnaître que ces engins ne ressemblaient à rien de ce qu'il connaissait. C'étaient d'énormes tubes de deux mètres de long et d'un mètre dix de diamètre, revêtus extérieurement d'une chemise de plomb propre à se mouler sur les rayures de la pièce, fermés à l'arrière par une plaque d'acier boulonnée et à l'avant par une pointe d'acier ogivale, munie d'un bouton de percussion.
Quelle était la nature spéciale de ces obus ? C'est ce que rien dans leur aspect ne pouvait indiquer. On pressentait seulement qu'ils devaient contenir dans leurs flancs quelque explosion terrible, dépassant tout ce qu'on avait jamais fait ans ce genre.
<< Vous ne devinez pas ? demanda Herr Schultze, voyant Marcel rester silencieux.
-- Ma foi non, monsieur ! Pourquoi un obus si long et si lourd, - au moins en apparence ?
-- L'apparence est trompeuse, répondit Herr Schultze, et le poids ne diffère pas sensiblement de ce qu'il serait pour un obus ordinaire de même calibre... Allons, il faut tout vous dire ! . . Obus-fusée de verre, revêtu de bois de chêne, chargé, à soixante-douze atmosphères de pression intérieure acide carbonique liquide. La chute détermine l'explosion de l'enveloppe et le retour du liquide à l'état gazeux. Conséquence : un froid d'environ cent degrés au-dessous de zéro dans toute la zone avoisinante, en même temps mélange d'un énorme volume de gaz acide carbonique à l'air ambiant.