Jules Verne

Tout être vivant qui se trouve dans un rayon de trente mètres du centre d'explosion est en même temps congelé et asphyxié. Je dis trente mètres pour prendre une base de calcul, mais l'action s'étend vraisemblablement beaucoup plus loin, peut-être à cent et deux cents mètres de rayon ! Circonstance plus avantageuse encore, le gaz acide carbonique restant très longtemps dans les couches inférieures de l'atmosphère, en raison de son poids qui est supérieur à celui de l'air, la zone dangereuse conserve ses propriétés septiques plusieurs heures après l'explosion, et tout être qui tente d'y pénétrer périt infailliblement. C'est un coup de canon à effet à la fois instantané et durable !... Aussi, avec mon système pas de blessés, rien que des morts ! >>

Herr Schultze éprouvait un plaisir manifeste à développer les mérites de son invention. Sa bonne humeur était venue, il était rouge d'orgueil et montrait toutes ses dents.

<< Voyez-vous d'ici, ajouta-t-il, un nombre suffisant de mes bouches à feu braquées sur une ville assiégée ! Supposons une pièce pour un hectare de surface, soit, pour une ville de mille hectares, cent batteries de dix pièces convenablement établies. Supposons ensuite toutes nos pièces en position, chacune avec son tir réglé, une atmosphère calme et favorable, enfin le signal général donné par un fil électrique... En une minute, il ne restera pas un être vivant sur une superficie de mille hectares ! Un véritable océan d'acide carbonique aura submergé la ville ! C'est pourtant une idée qui m'est venue l'an dernier en lisant le rapport médical sur la mort accidentelle d'un petit mineur du puits Albrecht ! J'en avais bien eu la première inspiration à Naples, lorsque je visitai la grotte du Chien [La grotte du Chien, aux environs de Naples, emprunte son nom à la propriété curieuse que possède son atmosphère d'asphyxier un chien ou un quadrupède quelconque bas sur jambes, sans faire de mal à un homme debout, -- propriété due à une couche de gaz acide carbonique de soixante centimètres environ que son poids spécifique maintient au ras de terre.]. Mais il a fallu ce dernier fait pour donner à ma pensée l'essor définitif. Vous saisissez bien le principe, n'est-ce pas ? Un océan artificiel d'acide carbonique pur ! Or, une proportion d'un cinquième de ce gaz suffit à rendre l'air irrespirable. >>

Marcel ne disait pas un mot. Il était véritablement réduit au silence. Herr Schultze sentit si vivement son triomphe, qu'il ne voulut pas en abuser.

<< Il n'y a qu'un détail qui m'ennuie, dit-il.

-- Lequel donc ? demanda Marcel.

-- C'est que je n'ai pas réussi à supprimer le bruit de l'explosion. Cela donne trop d'analogie à mon coup de canon avec le coup du canon vulgaire. Pensez un peu à ce que ce serait, si j'arrivais à obtenir un tir silencieux ! Cette mort subite, arrivant sans bruit à cent mille hommes à la fois, par une nuit calme et sereine ! >>

L'idéal enchanteur qu'il évoquait rendit Herr Schultze tout rêveur, et peut-être sa rêverie, qui n'était qu'une immersion profonde dans un bain d'amour-propre, se fut-elle longtemps prolongée, si Marcel ne l'eût interrompue par cette observation :

<< Très bien, monsieur, très bien ! mais mille canons de ce genre c'est du temps et de l'argent.

-- L'argent ? Nous en regorgeons ! Le temps ?... Le temps est à nous ! >>

Et, en vérité, ce Germain, le dernier de son école, croyait ce qu'il disait !

<< Soit, répondit Marcel. Votre obus, chargé d'acide carbonique, n'est pas absolument nouveau, puisqu'il dérive des projectiles asphyxiants, connus depuis bien des années ; mais il peut être éminemment destructeur, je n'en disconviens pas. Seulement...

-- Seulement ?...

-- Il est relativement léger pour son volume, et si celui-là va jamais à dix lieues !...

-- Il n'est fait que pour aller à deux lieues, répondit Herr Schultze en souriant. Mais, ajouta-t-il en montrant un autre obus, voici un projectile en fonte. Il est plein, celui-là et contient cent petits canons symétriquement disposés encastrés les uns dans les autres comme les tubes d'une lunette, et qui, après avoir été lancés comme projectiles redeviennent canons, pour vomir à leur tour de petits obus chargés de matières incendiaires.