Jules Verne

Si nos rivaux ne font plus de bruit, ils font de la besogne. Croyez-vous donc qu'ils n'ont rien appris depuis la guerre ? Tandis que nous en sommes bêtement à augmenter le poids de nos canons, tenez pour certain qu'ils préparent du nouveau et que nous nous en apercevrons à la première occasion !

-- Du nouveau ! du nouveau ! balbutia Herr Schultze. Nous en faisons aussi, monsieur !

-- Ah ! oui, parlons-en ! Nous refaisons en acier ce que nos prédécesseurs ont fait en bronze, voilà tout ! Nous doublons les proportions et la portée de nos pièces !

-- Doublons !... riposta Herr Schultze d'un ton qui signifiait : En vérité ! nous faisons mieux que doubler !

-- Mais au fond, reprit Marcel, nous ne sommes que des plagiaires. Tenez, voulez-vous que je vous dise la vérité ? La faculté d'invention nous manque. Nous ne trouvons rien, et les Français trouvent, eux, soyez-en sûr ! >>

Herr Schultze avait repris un peu de calme apparent. Toutefois, le tremblement de ses lèvres, la pâleur qui avait succédé à la rougeur apoplectique de sa face montraient assez les sentiments qui l'agitaient.

Fallait-il en arriver à ce degré d'humiliation ? S'appeler Schultze, être le maître absolu de la plus grande usine et de la première fonderie de canons du monde entier, voir à ses pieds les rois et les parlements, et s'entendre dire par un petit dessinateur suisse qu'on manque d'invention, qu'on est au-dessous d'un artilleur français !... Et cela quand on avait près de soi, derrière l'épaisseur d'un mur blindé, de quoi confondre mille fois ce drôle impudent, lui fermer la bouche, anéantir ses sots arguments ? Non, il n'était pas possible d'endurer un pareil supplice !

Herr Schultze se leva d'un mouvement si brusque, qu'il en cassa sa pipe. Puis, regardant Marcel d'un oeil chargé d'ironie, et, serrant les dents, il lui dit, ou plutôt il siffla ces mots :

<< Suivez-moi, monsieur, je vais vous montrer si moi, Herr Schultze, je manque d'invention ! >>

Marcel avait joué gros jeu, mais il avait gagné, grâce à la surprise produite par un langage si audacieux et si inattendu, grâce à la violence du dépit qu'il avait provoqué, la vanité étant plus forte chez l'ex-professeur que la prudence. Schultze avait soif de dévoiler son secret, et, comme malgré lui, pénétrant dans son cabinet de travail, dont il referma la porte avec soin, il marcha droit à sa bibliothèque et en toucha un des panneaux. Aussitôt, une ouverture, masquée par des rangées de livres, apparut dans la muraille. C'était l'entrée d'un passage étroit qui conduisait, par un escalier de pierre, jusqu'au pied même de la Tour du Taureau.

Là, une porte de chêne fut ouverte à l'aide d'une petite clef qui ne quittait jamais le patron du lieu. Une seconde porte apparut, fermée par un cadenas syllabique, du genre de ceux qui servent pour les coffres-forts. Herr Schultze forma le mot et ouvrit le lourd battant de fer, qui était intérieurement armé d'un appareil compliqué d'engins explosibles, que Marcel, sans doute par curiosité professionnelle, aurait bien voulu examiner. Mais son guide ne lui en laissa pas le temps.

Tous deux se trouvaient alors devant une troisième porte, sans serrure apparente, qui s'ouvrit sur une simple poussée, opérée, bien entendu, selon des règles déterminées.

Ce triple retranchement franchi, Herr Schultze et son compagnon eurent à gravir les deux cents marches d'un escalier de fer, et ils arrivèrent au sommet de la Tour du Taureau, qui dominait toute la cité de Stahlstadt.

Sur cette tour de granit, dont la solidité était à toute épreuve, s'arrondissait une sorte de casemate, percée de plusieurs embrasures. Au centre de la casemate s'allongeait un canon d'acier.

<< Voilà ! >> dit le professeur, qui n'avait pas soufflé mot depuis le trajet.

C'était la plus grosse pièce de siège que Marcel eût jamais vue. Elle devait peser au moins trois cent mille kilogrammes, et se chargeait par la culasse. Le diamètre de sa bouche mesurait un mètre et demi. Montée sur un affût d'acier et roulant sur des rubans de même métal, elle aurait pu être manoeuvrée par un enfant, tant les mouvements en étaient rendus faciles par un système de roues dentées.