Jules Verne

Schultze ne fût plus que jamais résolu à accomplir ses menaces. La Cité de l'Acier elle-même et les travaux qu'elle avait pour but en étaient une preuve.

Plusieurs mois s'écoulèrent ainsi.

Un jour, en mars, Marcel venait, pour la millième fois, de se renouveler à lui-même ce serment d'Annibal, lorsqu'un des acolytes gris l'informa que le directeur général avait à lui parler.

<< Je reçois de Herr Schultze, lui dit ce haut fonctionnaire, l'ordre de lui envoyer notre meilleur dessinateur. C'est vous. Veuillez faire vos paquets pour passer au cercle interne. Vous êtes promu au grade de lieutenant. >>

Ainsi, au moment même où il désespérait presque du succès, l'effet logique et naturel d'un travail héroïque lui procurait cette admission tant désirée ! Marcel en fut si pénétré de joie, qu'il ne put contenir l'expression de ce sentiment sur sa physionomie.

<< Je suis heureux d'avoir à vous annoncer une si bonne nouvelle, reprit le directeur, et je ne puis que vous engager a persister dans la voie que vous suivez si courageusement. L'avenir le plus brillant vous est offert. Allez, monsieur. >>

Enfin, Marcel, après une si longue épreuve, entrevoyait le but qu'il s'était juré d'atteindre !

Entasser dans sa valise tous ses vêtements, suivre les hommes gris, franchir enfin cette dernière enceinte dont l'entrée unique, ouverte sur la route A, aurait pu si longtemps encore lui rester interdite, tout cela fut l'affaire de quelques minutes pour Marcel.

Il était au pied de cette inaccessible Tour du Taureau dont il n'avait encore aperçu que la tête sourcilleuse perdue au loin dans les nuages.

Le spectacle qui s'étendait devant lui était assurément des plus imprévus. Qu'on imagine un homme transporte subitement, sans transition, du milieu d'un atelier européen, bruyant et banal, au fond d'une forêt vierge de la zone torride. Telle était la surprise qui attendait Marcel au centre de Stahlstadt.

Encore une forêt vierge gagne-t-elle beaucoup a être vu à travers les descriptions des grands écrivains, tandis que le parc de Herr Schultze était le mieux peigné des Jardins d'agrément. Les palmiers les plus élancés, les bananiers les plus touffus, les cactus les plus obèses en formaient les massifs. Des lianes s'enroulaient élégamment aux grêles eucalyptus, se drapaient en festons verts ou retombaient en chevelures opulentes. Les plantes grasses les plus invraisemblables fleurissaient en pleine terre. Les ananas et les goyaves mûrissaient auprès des oranges. Les colibris et les oiseaux de paradis étalaient en plein air les richesses de leur plumage. Enfin, la température même était aussi tropicale que la végétation.

Marcel cherchait des yeux les vitrages et les calorifères qui produisaient ce miracle, et, étonné de ne voir que le ciel bleu, il resta un instant stupéfait.

Puis, il se rappela qu'il y avait non loin de là une houillère en combustion permanente, et il comprit que Herr Schultze avait ingénieusement utilisé ces trésors de chaleur souterraine pour se faire servir par des tuyaux métalliques une température constante de serre chaude.

Mais cette explication, que se donna la raison du jeune Alsacien, n'empêcha pas ses yeux d'être éblouis et charmés du vert des pelouses, et ses narines d'aspirer avec ravissement les arômes qui emplissaient l'atmosphère. Après six mois passés sans voir un brin d'herbe, il prenait sa revanche. Une allée sablée le conduisit par une pente insensible au pied d'un beau degré de marbre, dominé par une majestueuse colonnade. En arrière se dressait la masse énorme d'un grand bâtiment carré qui était comme le piédestal de la Tour du Taureau. Sous le péristyle, Marcel aperçut sept à huit valets en livrée rouge, un suisse à tricorne et hallebarde ; il remarqua entre les colonnes de riches candélabres de bronze, et, comme il montait le degré, un léger grondement lui révéla que le chemin de fer souterrain passait sous ses pieds.

Marcel se nomma et fut aussitôt admis dans un vestibule qui était un véritable musée de sculpture. Sans avoir le temps de s'y arrêter, il traversa un salon rouge et or, puis un salon noir et or, et arriva à un salon jaune et or où le valet de pied le laissa seul cinq minutes. Enfin, il fut introduit dans un splendide cabinet de travail vert et or.