Jules Verne

Herr Schultze en personne, fumant une longue pipe de terre à côté d'une chope de bière, faisait au milieu de ce luxe l'effet d'une tache de boue sur une botte vernie.

Sans se lever, sans même tourner la tête, le Roi de l'Acier dit froidement et simplement :

<< Vous êtes le dessinateur

-- Oui, monsieur.

-- J'ai vu de vos épures. Elles sont très bien. Mais vous ne savez donc faire que des machines à vapeur ?

-- On ne m'a jamais demandé autre chose.

-- Connaissez-vous un peu la partie de la balistique ?

-- Je l'ai étudiée à mes moments perdus et pour mon plaisir. >>

Cette réponse alla au coeur de Herr Schultze. Il daigna regarder alors son employé.

<< Ainsi, vous vous chargez de dessiner un canon avec moi ?... Nous verrons un peu comment vous vous en tirerez !... Ah ! vous aurez de la peine à remplacer cet imbécile de Sohne, qui s'est tué ce matin en maniant un sachet de dynamite !... L'animal aurait pu nous faire sauter tous ! >>

Il faut bien l'avouer ; ce manque d'égards ne semblait pas trop révoltant dans la bouche de Herr Schultze !

VIII LA CAVERNE DU DRAGON

Le lecteur qui a suivi les progrès de la fortune du jeune Alsacien ne sera probablement pas surpris de le trouver parfaitement établi, au bout de quelques semaines, dans la familiarité de Herr Schultze. Tous deux étaient devenus inséparables. Travaux, repas, promenades dans le parc, longues pipes fumées sur des mooss de bière -- ils prenaient tout en commun. Jamais l'ex-professeur d'Iéna n'avait rencontré un collaborateur qui fût aussi bien selon son coeur, qui le comprît pour ainsi dire à demi-mot, qui sût utiliser aussi rapidement ses données théoriques.

Marcel n'était pas seulement d'un mérite transcendant dans toutes les branches du métier, c'était aussi le plus charmant compagnon, le travailleur le plus assidu, l'inventeur le plus modestement fécond.

Herr Schultze était ravi de lui. Dix fois par jour, il se disait in petto :

<< Quelle trouvaille ! Quelle perle que ce garçon ! >> La vérité est que Marcel avait pénétré du premier coup d'oeil le caractère de son terrible patron. Il avait vu que sa faculté maîtresse était un égoïsme immense, omnivore, manifesté au-dehors par une vanité féroce, et il s'était religieusement attaché à régler là-dessus sa conduite de tous les instants.

En peu de jours, le jeune Alsacien avait si bien appris le doigté spécial de ce clavier, qu'il était arrivé à jouer du Schultze comme on joue du piano. Sa tactique consistait simplement à montrer autant que possible son propre mérite, mais de manière à laisser toujours à l'autre une occasion de rétablir sa supériorité sur lui. Par exemple, achevait-il un dessin, il le faisait parfait -- moins un défaut facile à voir comme à corriger, et que l'ex-professeur signalait aussitôt avec exaltation.

Avait-il une idée théorique, il cherchait à la faire naître dans la conversation, de telle sorte que Herr Schultze pût croire l'avoir trouvée. Quelquefois même il allait plus loin, disant par exemple :

<< J'ai tracé le plan de ce navire à éperon détachable, que vous m'avez demandé.

-- Moi ? répondait Herr Schultze, qui n'avait jamais songé à pareille chose.

-- Mais oui ! Vous l'avez donc oublié ?... Un éperon détachable, laissant dans le flanc de l'ennemi une torpille en fuseau, qui éclate après un intervalle de trois minutes !

-- Je n'en avais plus aucun souvenir. J'ai tant d'idées en tête ! >>

Et Herr Schultze empochait consciencieusement la paternité de la nouvelle invention.

Peut-être, après tout, n'était-il qu'à demi dupe de cette manoeuvre. Au fond, il est probable qu'il sentait Marcel plus fort que lui. Mais, par une de ces mystérieuses fermentations qui s'opèrent dans les cervelles humaines, il en arrivait aisément à se contenter de << paraître >>supérieur, et surtout de faire illusion à son subordonné.

<< Est-il bête, avec tout son esprit, ce mâtin-là ! >> se disait il parfois en découvrant silencieusement dans un rire muet les trente-deux<< dominos >> de sa mâchoire.