Jules Verne

Une bibliothèque, un salon de lecture offraient à l'esprit de précieuses ressources au point de vue scientifique, pendant les rares heures de loisir. Des cours spéciaux, faits par des professeurs de premier mérite, étaient obligatoires pour tous les employés, soumis en outre à des examens et à des concours fréquents. Mais la liberté, l'air manquaient dans cet étroit milieu. C'était le collège avec beaucoup de sévérités en plus et à l'usage d'hommes faits. L'atmosphère ambiante ne laissait donc pas de peser sur ces esprits, si façonnés qu'ils fussent à une discipline de fer.

L'hiver s'acheva dans ces travaux, auxquels Marcel s'était donné corps et âme. Son assiduité, la perfection de ses dessins, les progrès extraordinaires de son instruction, signalés unanimement par tous les maîtres et tous les examinateurs, lui avaient fait en peu de temps, au milieu de ces hommes laborieux, une célébrité relative. Du consentement général, il était le dessinateur le plus habile, le plus ingénieux, le plus fécond en ressources. Y avait-il une difficulté ? C'est à lui qu'on recourait. Les chefs eux-mêmes s'adressaient à son expérience avec le respect que le mérite arrache toujours à la jalousie la plus marquée. Mais si le jeune homme avait compté, en arrivant au coeur de la division des modèles, en pénétrer les secrets intimes, il était loin de compte.

Sa vie était enfermée dans une grille de fer de trois cents mètres de diamètre, qui entourait le segment du Bloc central auquel il était attaché. Intellectuellement, son activité pouvait et devait s'étendre aux branches les plus lointaines de l'industrie métallurgique. En pratique, elle était limitée à des dessins de machines à vapeur. Il en construisait de toutes dimensions et de toutes forces, pour toutes sortes d'industries et d'usages, pour des navires de guerre et pour des presses à imprimer ; mais il ne sortait pas de cette spécialité. La division du travail poussée à son extrême limite l'enserrait dans son étau.

Après quatre mois passés dans la section A, Marcel n'en savait pas plus sur l'ensemble des oeuvres de la Cité de l'Acier qu'avant d'y entrer. Tout au plus avait-il rassemblé quelques renseignements généraux sur l'organisation dont il n'était -- malgré ses mérites -- qu'un rouage presque infime. Il savait que le centre de la toile d'araignée figurée par Stahlstadt était la Tour du Taureau, sorte de construction cyclopéenne, qui dominait tous les bâtiments voisins. Il avait appris aussi, toujours par les récits légendaires de la cantine, que l'habitation personnelle de Herr Schultze se trouvait à la base de cette tour, et que le fameux cabinet secret en occupait le centre. On ajoutait que cette salle voûtée, garantie contre tout danger d incendie et blindée intérieurement comme un monitor l'est à l'extérieur, était fermée par un système de portes d'acier à serrures mitrailleuses, dignes de la banque la plus soupçonneuse. L'opinion générale était d'ailleurs que Herr Schultze travaillait à l'achèvement d'un engin de guerre terrible, d'un effet sans précédent et destiné à assurer bientôt à l'Allemagne la domination universelle

Pour achever de percer le mystère, Marcel avait vainement roulé dans sa tête les plans les plus audacieux d'escalade et de déguisement. Il avait dû s'avouer qu'ils n'avaient rien de praticable. Ces lignes de murailles sombres et massives, éclairées la nuit par des flots de lumière, gardées par des sentinelles éprouvées, opposeraient toujours à ses efforts un obstacle infranchissable. Parvint-il même à les forcer sur un point, que verrait-il ? Des détails, toujours des détails ; Jamais un ensemble !

N'importe. Il s'était juré de ne pas céder ; il ne céderait pas. S'il fallait dix ans de stage, il attendrait dix ans. Mais l'heure sonnerait où ce secret deviendrait le sien ! Il le fallait. France-Ville prospérait alors, cité heureuse, dont les institutions bienfaisantes favorisaient tous et chacun en montrant un horizon nouveau aux peuples découragés Marcel ne doutait pas qu'en face d'un pareil succès de la race latine,.