Dès que la barge eut été repoussée dans le courant, Karl Dragoch avait, en effet, donné les explications indispensables. Tout d'abord, il avait révélé sa qualité. Puis, en quelques mots brefs, il avait expliqué pourquoi il avait entrepris ce voyage, à la poursuite de la bande du Danube, à laquelle la croyance populaire attribuait pour chef un certain Ladko, de Roustchouk.
Ce récit, le pilote l'avait écouté distraitement, en manifestant une fiévreuse impatience. Que lui importait tout cela? Il n'avait qu'une pensée, qu'un but, qu'un espoir: Natcha!
Son attention ne s'était éveillée qu'au moment où Karl Dragoch avait commencé à parler de la jeune femme, à dire comment, de la bouche de Titcha, il avait appris que Natcha descendait le cours du fleuve, prisonnière à bord d'un chaland commandé par le chef de cette bande, dont le nom réel n'était pas Ladko, mais Striga.
A ce nom, Serge Ladko avait poussé un véritable rugissement.
«Striga!» s'était-il écrié tandis que sa main crispée étreignait violemment l'aviron.
Il n'en avait pas demandé davantage. Depuis lors, il se hâtait sans répit, sans trêve, sans repos, les sourcils froncés, les yeux fous, toute son âme projetée en avant, vers le but. Ce but, il avait dans son coeur la certitude de l'atteindre. Pourquoi? Il eût été incapable de le dire. Il en était certain, voilà tout. Le chaland dans lequel Natcha était prisonnière, il le découvrirait du premier coup d'oeil, fût-ce au milieu de mille autres. Comment? Il n'en savait rien. Mais il le découvrirait. Cela ne se discutait pas, ne faisait pas question. Il s'expliquait maintenant pourquoi il lui avait semblé connaître celui des geôliers chargé de lui apporter ses repas pendant sa première incarcération, et pourquoi les voix entendues confusément avaient eu un écho dans son coeur. Le geôlier, c'était Titcha. Les voix, c'étaient celles de Striga et de Natcha. Et de même, le cri apporté par la nuit, c'était encore Natcha appelant inutilement à l'aide. Que ne s'était-il arrêté alors! Que de regrets, que de remords il se fût épargnés!
A peine si, au moment de sa fuite, il avait aperçu dans l'obscurité la masse sombre de la prison flottante dans laquelle il abandonnait, sans le savoir, celle qui lui était si chère. N'importe! cela suffirait. Il était impossible qu'il passât en vue de ce chaland sans qu'au fond de son être une voix mystérieuse ne l'en avertît.
En vérité, l'espoir de Serge Ladko était moins présomptueux qu'on ne pourrait être tenté de le croire. Ses chances d'erreur étaient, en effet, très réduites par la rareté des chalands sillonnant le Danube. Leur nombre, qui, depuis Orsova, n'avait cessé de diminuer, était devenu tout à fait insignifiant à partir de Roustchouk, et les derniers s'étaient arrêtés à Silistrie. En aval de cette ville, que la barge eut dépassée en vingt-quatre heures, il ne resta que deux gabarres sur le fleuve, où régnaient presque exclusivement désormais les bâtiments à vapeur.
C'est qu'à la hauteur de Roustchouk le Danube est immense. S'étalant sur la rive gauche en interminables marais, son lit y dépasse deux lieues. En aval, il est plus vaste encore, et, entre Silistrie et Braïla, atteint parfois jusqu'à vingt kilomètres de largeur. Cette étendue d'eau, c'est une véritable mer, à laquelle ne manquent ni les tempêtes, ni les lames couronnées d'écume, et il est concevable que des chalands plats, peu faits pour les houles du large, hésitent à s'y aventurer.
Il était même fort heureux pour Serge Ladko que le temps restât fixé au beau. Dans une embarcation de si petite taille et de formes si peu _marines_, il aurait été forcé, pour peu que le vent eût soufflé avec quelque violence, de chercher refuge dans une anfractuosité de la rive.
Karl Dragoch, qui, tout en s'intéressant de grand coeur aux soucis de son compagnon, visait aussi un autre but, ne laissait pas d'être troublé en constatant le désert de cette morne étendue. Titcha ne lui avait-il pas donné un renseignement mensonger? L'arrêt successif de tous les chalands lui faisait craindre que Striga n'eût été dans la nécessité de les imiter.